Le Winterreise de Matthias Goerne le 10 novembre au TCE était, et de loin, le meilleur qu’on ait entendu de lui. Non qu’il l’ait mieux chanté que les six ou sept autres en récital ou au disque. Dès son Hyperion de 1996 avec Graham Johnson, ni en qualité de voix, ni en compréhension du texte, ni en individualité de la vision (déjà !), ce nouveau venu n’avait rien à trouver, ni surtout chercher. Chez de tels artistes (rarissimes) l’intelligence du son (qu’ils vont produire), de la musique (Schubert, qu’ils assument), des mots enfin (le corps ici le plus étranger, que si souvent on néglige, se contentant de faire du beau chant), tout semble donné d’avance. Une chose ne sera jamais acquise, trop souvent le chanteur comme le public l’oublie : le partenaire. Winterreise est sans doute de toute la musique vocale l’ouvrage continu le plus beau, le plus suffisant pour seulement deux partenaires. Non qu’il soit particulièrement difficile à exécuter. Si d’abord les chanteurs s’en sont détournés, les chanteurs amis de Schubert les premiers, c’est pour son caractère désespérant (là-dessus on s’est apprivoisé), et pour son écriture vocale musicale accidentée, d’une nouveauté alors terrifiante (l’intensité expressive soutenue de quelques phrases finales, des jeux de triples croches aberrants, hallucinés) : et là-dessus bien vite on en a vu d’autres. Un élève d’aujourd’hui vous solfiera très proprement son Winterreise. Quant à la partie de piano, elle doit être interprétée, en fonction du timbre, de l’expressivité, du souffle du chanteur, mais elle veut un pianiste intelligent, sensible et ouvert, pas un virtuose. Une des coquetteries de Fischer-Dieskau a été de donner Winterreise avec de grands pianistes tout court, Brendel, Perahia ou même Pollini. Dans ces cas-là il s’est toujours avéré que le chanteur sait mieux : au grand soliste d’avoir assez d’humilité et de dévouement pour seulement mieux éclairer et faire ressortir ce que le chanteur face au public assume seul. On n’a guère connu qu’à Richter ce génie supérieur dans l’effacement.
Avec Goerne l’autre soir il y avait Helmut Deutsch. Homme de l’ombre certes. Pianiste superbe et même champion, avec sa sonorité pleine et modulable, parlante en quelque sorte ; son absolue symbiose de souffle et d’animation avec le chanteur qui, pleinement compris et soutenu, chante mieux avec lui qu’avec quiconque (fût-ce un grand soliste) . Ce qu’il donnerait dans Kreisleriana ou la Hammerklavier, on n’en sait rien et on ne veut pas le savoir. Lui aussi, comme Hotter, Fischer-Dieskau, Goerne aujourd’hui, pense qu’avec Winterreise on en a pour toute une vie. Pas pour y trouver des ressorts ou trésors cachés. Pour en faire mieux ressortir l’évidence. Il le sait par cœur. Pollini aussi sans doute. Mais en Deutsch cela veut dire que tout de Winterreise chante, sa propre partie, celle de Goerne, les mots de Müller. Pacte fusionnel, unanimité idéale. Il a fallu à chacun des deux d’abord des années d’immersion dans l’œuvre. Un jour enfin le pianiste trouve le chanteur qu’il a mérité de trouver. Et le chanteur trouve le partenaire qui partage le modelé et l’accent de ses mots, son souffle, son âme sentante. On connaît son Winterreise, on en voit venir chaque mot, chaque inflexion, et on se disait l’autre soir qu’on l’entendait réalisé, incarné dans la totalité de ses termes pour la première fois. Immense ovation, mais respectueuse, attentive, d’un public qui avait été singulièrement silencieux et attentif. Comme de peur de dissiper une magie.

A propos de l'auteur

André Tubeuf

André Tubeuf

Né à Smyrne en 1930, André Tubeuf collabore aux magazines Le Point et Classica-Répertoire. Il est l´auteur de romans et de nombreux ouvrages sur la musique.

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