Des questions sur l’Opéra Comique

D’abord, en décembre, on ne l’a pas du tout rouvert. Il changeait seulement de direction donc, prétendument, d’âme.

L’Opéra Comique, ç’a été un prestige, mais aussi un temps, un Paris également révolus : Carmen, les Contes d’Hoffmann, Pelléas (n’oublions pas Louise), l’époque Albert Carré. Après 14 peu en restait ; et de ce prestige propre, après 45, autant dire rien sinon, côté orchestre (grâce à des chefs comme Wolff puis Cluytens) une tradition de répertoire et de sonorité ; tradition qui d’ailleurs se perdait année après année, le public demeuré fidèle s’amenuisant. Quand Paris a été soumis à l’électrochoc Liebermann il n’en restait strictement rien. Une dernière poignée de nostalgiques a dû se débander, sans que personne les plaigne. Ils appartenaient au passé, rien qu’au passé, s’applaudissant encore quand on leur donnait Mireille « avec la grande distribution ». Tu parles ! Leur bout du monde était Monique de Pondeau et Edmée Sabran. Des quelques œuvres montées récemment pour l’Opéra Comique, Dialogue des Carmélites (qui y fut créé), Lulu, ce public têtu n’avait rien voulu connaître. Reste pourtant que c’était à Paris le SEUL public qui eût une tradition, une mémoire, et qui savait quelque chose. Car à Garnier c’était pareil, l’éclectisme en plus.

Vingt-cinq, trente ans suivirent, au long desquels l’Opéra Comique fut soumis à toutes les expérimentations – ces expérimentations de routine dont on voit d’emblée qu’elles sont le fait de politiques qui fondamentalement s’en foutent, mais doivent montrer qu’ils ont essayé quelque chose. La salle Favart, orpheline, située à Paris de façon flatteuse, suscitait des convoitises. Veulent devenir directeurs de théâtre en France, depuis que le théâtre y est subventionné et que le directeur n’a plus à payer une faillite de sa poche, tous ceux qui ne rêvent pas d’être présidents de quelque chose. Cela fait du monde. Mais le projet, là-dedans ? Y a t il eu un projet déclaré, et possible pour l’Opéra Comique ? Voici environ vingt ans, amateur passionné déclaré d’un ton français d’Opéra Comique (du Comte Ory jusqu’à Messager et même Reynaldo), fort d’ailleurs d’une réputation et d’une compétence démontrées lors de son directoriat à Lyon, Gardiner fut virtuellement candidat. Lui du moins avait un projet. Mais il n’y aurait pas même pas rêvé à moins d’un orchestre et d’un choeur en propre à lui assurés, et pour son seul théâtre. Car cela n’a aucun sens de prétendre faire vivre un théâtre avec une individualité à lui, si d’abord et en tout cas, toute question de répertoire mise à part, on ne le dote pas des masses propres à en assurer la vie musicale. Faute de quoi c’est un garage qu’on crée aux mêmes grands frais (administration d’autant plus gourmande, nuée des conseillers y émargeant). On y affichera telle production au goût (ou copinage) du maître des lieux, forcément éclectique, somptuaire, et d’abord parisienne. Unique ligne directrice proclamée, la qualité, ce qui est une prétention, pas une ligne directrice. Remarquons qu’un tel théâtre, Paris en était doté tout ce temps-là, et c’est le Châtelet, très heureux sans orchestre ni chœurs (ni les grèves, ni la gestion de budget et de personnels qui va avec), pouvant inviter ce qu’il y a de mieux, pour un « festival permanent ». Avec sa capacité une fois et demie celle de Favart, le Châtelet a brillamment rempli ce programme, sous les directions Cartier et surtout ensuite Lissner puis Brossmann. Gardiner fut amplement associé à cette époque de prospérité, de la Damnation de Faust (1990) jusqu’aux Troyens (2003). Notons pourtant que cette collaboration de toute façon cessait, pour cause de surcoût. On ne dira pas (mais certains savent) ce que le Châtelet a perdu quotidiennement, sur les trente jours du mois, avec cinq salles de Troyens pourtant combles. C’est qu’un orchestre et des chœurs de luxe invités, importés, séjournant là, coûtent beaucoup. C’est ce surcoût qui fit capoter, d’avance, le projet d’une Carmen au Châtelet avec les mêmes, conçu pour 2007. Il n’est pas inutile de noter que cette Carmen doit se jouer finalement à l’Opéra Comique en 2009, et c’est autour de ce sauvetage que s’est constitué une sorte de « projet Gardiner » qui a conduit à rouvrir l’Opéra Comique veuf de Savary (atteint par la limite d’âge) avec l’inattendue Etoile de Chabrier, enfant chéri de Gardiner depuis Lyon (et que Zurich tout récemment montait pour lui) : à peu près la dernière œuvre à laquelle, sauf à piocher à l’aveuglette dans un chapeau, on aurait pensé pour inaugurer une ère typique à l’Opéra Comique. Carmen (qu’il a évidemment fallu redistribuer) suivra donc en 2009, le Châtelet l’ayant montée quand même entre temps, devant louer (sans doute pour un maximum) la production berlinoise de Kusej, et Minkowski tenant lieu de Gardiner. Notons, oui, notons bien cela. Une Carmen jugée trop onéreuse (l’orchestre, les chœurs) pour un théâtre de 2000 places va être donnée avec eux précisément dans une salle de 1300, ce qui n’est pas économiquement raisonnable ; et pour cinq représentations, ce qui sur Paris est absurde. Il est vrai qu’on ne peut reprendre le spectacle sans le chef et ses troupes, ça aurait l’air de soldes.

N’ayant été en rien consulté ni sur le devenir de l’Opéra Comique ni sur son avenir, aimant en outre Gardiner comme on fait, on se sent à l’aise pour dire que de toutes les formules pour l’Opéra Comique, celle choisie (et comment choisie ? par qui choisie ? après quel appel d’offres dont les conditions légales n’auraient pas été en dernier ressort respectées) est de toutes celle qui a le moins de sens. Si on veut créer (recréer) un lieu lyrique ‘de prestige’ à Paris, soit, mais qu’on le dise en clair. Qu’on le donne alors à un patron musical assisté d’un directeur artistique (plus les financiers administratifs qu’il faudra), qu’on lui recrute et budgète un orchestre et un chœur à plein emploi, qu’à ceux-ci on assigne l’opéra français comme mission et domaine, dans les limites du moins de la capacité de la fosse et de la scène (le baroque français, très fortement opéra-ballet, ne se déploie-t-il pas mieux à Garnier ?). Mais le confier à des gens de théâtre certes de terrain, dont le goût pour l’art lyrique peut être vrai, sans pour autant garantir une compétence, pour y accueillir les meilleurs en ceci, puis les meilleurs en cela, de Lully à Hérold, avec toute la jolie sauce rhétorique qu’on peut mettre à côté (spectacles, concerts, causeries en marge d’une Etoile, ou d’un Cadmus), cela peut faire un coup, tel que Pompidou et Jacques Duhamel en avaient tenté un à l’époque en appelant Liebermann pour qu’il démontre si oui ou non l’Opéra de Paris, l’opéra à Paris valaient d’être sauvés (à supposer que la vie lyrique, les virtualités de public à Paris aujourd’hui soient comparables à celles de 1972, qu’il y ait aujourd’hui le même argent pour la culture, pour cette culture-là ; qu’enfin les Deschamps soient Liebermann). Mais ce n’est pas à long terme une promesse de solidité, ni même d’identité.

L’Etoile, montée en décembre, n’a hélas que trop fait apparaître le malentendu et, déjà, les lézardes. Gardiner a joué pour lui, égoïstement, hédonistement, divinement, pour montrer quelle merveilleuse partition ça peut être, stoppant par la grâce de ces instants de musique (évidemment discontinus) une possible action scénique qui, elle, se doit d’être continue et selon son rythme propre, ce qui au théâtre est la  priorité absolue. Conduite autocrate, où s’est trouvée engluée scéniquement même une chanteuse aussi intuitive et diverse comme actrice qu’Anne Catherine Gillet. Volontarisme face auquel Deschamps metteur en scène, tout directeur du théâtre qu’il est par ailleurs, n’a rien à proposer. D’abord, Gardiner connaît l’Etoile et ses ressources mieux que lui ; il pèse davantage quand il veut et décide ; et puis c’est lui qu’on a présenté comme sauveteur et même sauveur, homme indispensable d’un Opéra Comique trop longtemps savarysé, et il agit comme tel. Résultat : du trop beau, de l’inutilement beau côté fosse (qui eût sans doute embarrassé Chabrier lui-même) et côté chœur (le fini de l’exécution, digne de Vêpres de Monteverdi en effet, nuisant ici au pointu, à la force de frappe) ; de l’indécis, du pas osé, de l’intimidé côté scène, ou même Ouf 1°, pourtant impossible à manquer quoi qu’on ose y faire, ici n’ose rien. Un spectacle qui tombe à plat. Et la crédibilité du projet d’emblée discréditée.

Le malheur est qu’au même moment la très modeste et largement moins bien dotée troupe ‘les Brigands’ montrait avec Arsène Lupin Banquier ce qu’un vrai esprit de troupe cohérent et de la verve suffisent à donner de vie et de consistance à une œuvre  de l’esprit français, même mineure. Et qu’un mois plus tard Savary au Théâtre de Paris, avec ses moyens désormais propres, nous rappelle avec son  Don Quichotte contre l’Ange Bleu la loi vraie du théâtre, lyrique ou pas, qu’il connaît et pratique comme personne à Paris : qu’on n’additionne pas des talents antipathiques les uns aux autres, ni des visions incompatibles. Qu’en revanche tous en scène et en musique peuvent et doivent le même jeu, et si possible dans l’enthousiasme.

A propos de l'auteur

André Tubeuf

André Tubeuf

Né à Smyrne en 1930, André Tubeuf collabore aux magazines Le Point et Classica-Répertoire. Il est l´auteur de romans et de nombreux ouvrages sur la musique.

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