Du nouveau pour Wagner ? Mais lequel ?

Le jour va venir forcément bientôt où, les Maîtres Chanteurs (et tout Wagner d’ailleurs) restant ce que depuis Wagner ils sont – les mille tours et détours que font alentour nos metteurs en scène en mal d’innovation – vont se trouver à bout ; nous autres spectateurs y étant, à bout, depuis très belle lurette déjà. Alors ? Eh bien, alors, on essaye le vide !

Et c’est rudement bien, Wagner en concert. On se concentre sur l’écoute, on se représente l’action sue par cœur. Si bonne que soit la mise en scène (il est arrivé que ça arrive), elle encombre, elle surimprime à notre écoute de l’accessoire, de l’embarrassant – ici les bords de l’Escaut, la cathédrale, tout ce déploiement meyerbeerien de figuration enfin, dont Wagner était si jaloux. Or que voulons-nous ? De quoi avons-nous vraiment besoin, nous ? Qu’on nous en mette plein la vue comme si on était au temps de Meyerbeer, et que la figuration à l’opéra soit le seul spectacle qu’on ait à se mettre sous la dent ? Non merci. Pour le spectaculaire, on a l’écran, le grand et le petit. Il n’y a pas de décor qui épate durablement, quand un acte dure une heure. Ce qu’on veut, ce sont les personnages avec leurs visages, leur vie de scène, leur interaction. Chez Wagner, cette interaction prend son temps, elle répartit sur des longueurs, pas toujours célestes, des gestes et mouvements parcimonieux. Seule exception : le Ring avec son animation scénique, ses conflits et péripéties, et les Maîtres Chanteurs fourmillants de détails typés, pittoresques. Soit dit en passant, ce sont eux que Chéreau pouvait tenter après son Ring supérieurement réussi, pas Tristan, figé dans sa métaphysique.

Ni chichi, ni star

En décembre, à Bastille, la grève a fait que Tannhäuser s’est trouvé réduit à une mise en espace. Quelqu’un s’en est plaint ? On n’en avait que mieux Goerne et Westbroek incarnés par leur seule voix, l’orchestre d’Ozawa. Donc la musique, le texte et le chant, qui, chez Wagner en soi, sont action. On s’est pressé à Pleyel le 5 février à un Lohengrin annoncé « de concert », et certes ce n’était pas l’Orchestre de la radio néerlandaise, son chef Jaap van Zweden ou la distribution sans star qui attiraient. Il faut donc bien que ç’eut été la musique seule, donnée sans apprêt ni leurres, dans sa suffisance. Ce qui nous changeait du Lohengrin à la Bastille naguère, musicalement secoué (Gergiev), vocalement inégal (et comment ! Heppner et Delunsch, Waltraud Meier et Laffont), alourdi d’assommants tunnels scéniques (la figuration précisément, les chœurs, dont Carsen n’avait rien su faire). Une ovation spontanée saluait déjà la fin de l’acte I de ce Lohengrin sans glamour. Elle s’adressait à Wagner tout nu, mais honnêtement, professionnellement servi, sans chichi et sans star.

Le ténor, oiseau rare

Le ténor wagnérien a toujours été oiseau rare. Depuis Melchior sûrement, Windgassen peut-être – osera-t-on dire un corps en voie d’extinction ? Il doit idéalement combiner juvénilité (sinon, comment la fraîcheur de timbre ?) et maturité, pour ne pas dire longévité. Sinon, comment l’endurance ? Il en faut même à Lohengrin et Walther, rôles non héroïques, mais qui ont à faire au bout de l’acte III le plus gratifiant, mais le plus dur, le plus tenu et tendu en ligne et en tessiture : ce Récit du Graal et ce Chant de Concours que tout le monde connaît par cœur, où tout le monde devient Beckmesser et marque les points (ah oui, mais Thill ici ! Mais Rosvaenge là !! Ou même De Lucia). On savait, notamment par un DVD de Baden-Baden (mise en scène Lehnhoff, Nagano au pupitre) qu’un bel oiseau ténor nous arrivait, Klaus Florian Vogt, ci-devant corniste (comme notre Dalmorès, qui fut Lohengrin à Bayreuth, tout premier Français sur la Colline. Jerusalem, lui, était bassoniste), svelte, joli garçon. Ce qu’on entendait au DVD est une voix un peu d’une autre planète, nimbée d’argent, mais d’un autre âge aussi, avec des irisations d’enfant fervent mais asexué ; voix très haut placée, semblant parfois produite comme en demi fausset (un fausset appuyé certes, résonant) ; évoquant un peu la voix singulière entre toutes de Karl Erb, ce ténor autodidacte à la vibration argentine et lumineuse, qui au-delà de Lohengrin et de Palestrina (qu’il a créé) osera Parsifal (rôle très court d’aigu sans pourtant être barytonnant) mais aussi Tannhäuser (qui, lui, demande tout, le haut, le bas, l’endurance, la violence parfois). Il chantait aussi Huon, Florestan, tous les Mozart et même, de façon allemande certes mais ineffable, Ernesto de Don Pasquale avec Maria Ivogün, alors son épouse : deux fêtes complémentaires de frémissement sonore, rêveur, magique, et haut placé. Son plus grand emploi sera, au finale, l’Evangéliste de la Saint Matthieu, qu’il chantera plus de 300 fois, et quasi jusqu’à ses 80 ans, et qui demande toutes les qualités à la fois (et la flexibilité. Chez un Tannhäuser !).

Manque à gagner

Vogt a des facilités un peu similaires, émission haut placée, ligne haut tendue. Quand il lui faut plus de véhémence, il métallise le timbre habilement, sans forcer ni pousser. Son répertoire se profile : Bacchus dans Ariadne, le Kaiser dans la Frau, rôles à l’aigu extravagant mais sans véritable endurance. Paul, dans Tote Stadt, posera d’autres problèmes, autrement présent scéniquement, habité et même hanté, ce qui requiert une intensité et une endurance d’une autre espèce. S’il est prudent avec sa voix, et plus encore son parcours professionnel, il pourrait oser le passage à Tristan, comme l’a si bien réussi Robert Gambill partant de guère plus. Mais on ne voit pas en quelle magie pourrait faire de lui Tannhäuser ou Siegfried. Sa placidité souriante, son côté bien coiffé, flatté par l’habit, cachent ce qui dans sa voix est une palette de couleurs et même nuances bien réduite, pour ne pas dire une apathie expressive. En Lohengrin, elle peut passer pour liée à son personnage d’autre monde, mais à des années-lumière de l’éloquence suggestive d’un Erb. On passera vite sur Schulte, Beckmesser exemplaire et durable, mais carrément court de noirceur et noblesse pour Telramund. Encore plus vite sur le Roi de Johansen. Les basses wagnériennes étaient autrefois dites « barbes ». Barbes elles sont toujours. Mais sont-elles basses ? Surprise avec l’Ortrude de Marianne Cornetti, aux Imprécations (avec la dièze) superbes, et même provocatrices : le reste est bien trivial d’accent, incontrôlé d’émission.

Divine Elsa

Très à part est l’Elsa d’Anne Schwanewilms. Ici, ce n’est pas d’un renouveau de génération qu’il faut parler, mais d’un retour à un classicisme du chant, une simplicité et un naturel, des manières vocales ici revécues dans leur honnêteté et porteuses d’une poésie qui transfigure. Quel vrai autre monde, soudain ! Quelle différence ! Rien que sa tenue, robe rouge sans ornement, ses propres cheveux à la fois regroupés et libres, et ce curieux visage attentif où l’émotion se peint à livre ouvert. Mais son chant ensuite, où le mot, suggestif sans être souligné, semble de lui-même produire une légère, discrète mais perceptible recoloration du timbre ! Sa façon qui semble spontanée (mais c’est un secret perdu) de tenir le son, fût-ce impalpablement, jusqu’à la vraie, la pleine fin de la phrase musicale. Elle est de la race de ces Elsas divines qu’on a encore entendues, et d’abord Grümmer, dont elle a la féminité chaste, le rayonnement qui n’éblouit et n’aveugle pas, la ligne et le legato de violoniste, – tout, sauf l’inimitable liquidité luminescente qui ne fut qu’à Grümmer et l’a faite Grümmer. On l’avait admirée à l’extrême en Elettra à Glyndebourne, en Maréchale aussi à la Bastille. Une Maréchale aux mots qui font qu’on écoute. Ce 5 février, elle marquait une différence à quoi la salle a été d’emblée sensible. Sans chichi, sans charisme voulu, sans même un timbre ou une qualité vocale inoubliables, elle démontrait ces vertus devenues l’exception : la musique déjà dans le mot, la phrase qui dans le mot se dessine et se devine déjà, le Mozart qu’il faut savoir mettre dans les Wagner qui le supportent. Un renouveau ? Sans doute pas, hélas, une exception seulement. Mais la bénédiction d’un soir sûrement. Et tant pis pour la mise en scène.

A propos de l'auteur

André Tubeuf

André Tubeuf

Né à Smyrne en 1930, André Tubeuf collabore aux magazines Le Point et Classica-Répertoire. Il est l´auteur de romans et de nombreux ouvrages sur la musique.

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