Raretés du XXe siècle

On en a vu combien, ces temps-ci ? A Bastille, récemment, Louise et Cardillac, excessivement peu joués, et traités aussi injustement l’un que l’autre : Louise comme si elle était plus irréparablement datée qu’elle n’est (la musique est fraîche comme l’œil, vive comme la source), Cardillac (au motif sans doute que Hindemith fut proscrit) comme si c’était encore, trois quarts de siècle après, toujours musique d’avant-garde. Soyons clairs pourtant. Pêle-mêle, devraient être dites et avouées répertoire désormais, les œuvres qui se sont voulues avant-garde (Lulu) ou simplement à part (Pelléas), celles où se cultive habilement un néo-classicisme qui est à la fois ceci et cela, et arrose large (The Rake’s Progress), le Strauss qui ne prétend rien inventer (comme celui d’Arabella) comme celui qui innove radicalement (Salomé, Elektra), le Puccini de Tosca comme celui de Gianni Schicchi. Si ça n’est pas le cas, c’est que les princes qui nous gouvernent s’en tiennent encore à des distinctions vieilles comme, disons, le Marteau sans Maître (qui date du Président Auriol) et croient faire encore œuvre aventureuse et ouvrir les yeux au public en art ou en politique en programmant Ode à Napoléon Bonaparte, qui date du Président Roosevelt. Il y a de tout dans le XXe siècle musical, même le lyrique, comme il y a de tout dans ce qui s’est une fois proclamé avant-garde, moderne, contemporain. Au moins contemporain devrait être un terme sans équivoque. Schoenberg n’est plus en rien notre contemporain, Saariaho l’est. Ce n’est pas un mérite, c’est un fait, et qui ne survivra pas au calendrier, lequel bouge impitoyablement. En vérité, qu’un opéra délibérément plongé dans le passé, le pastichant avec le plus grand talent mais sans la moindre vergogne, comme The Rake’s Progress, passe encore pour ce sphinx inépuisable digne que les meilleurs chefs, les meilleurs metteurs en scène, les meilleurs festivals s’honorent à l’interroger comme si c’était une opération à risques, cela laisse rêveur. Pour eux, le calendrier aurait donc cessé de tourner ? On veut peut-être renouveler la donne, ce début mars à Paris, en présentant quasi jumeaux Parsifal, carrière d’un innocent et ce Rake, carrière d’un roué ? On jugera, quand on les aura vus, d’un rapprochement rhétorique qui semble d’autant plus voulu que le même mois ramènera Wozzeck, innocent et martyr. Constatons seulement que la modernité appliquée au lyrique arrose large. Le compositeur de Wozzeck, celui aussi de Parsifal d’ailleurs, se seraient peut-être bien étouffés d’indignation et de mépris, de ressentiment d’abord (contre des succès ainsi subtilement programmés, eux si longtemps décriés, niés) s’ils s’étaient trouvés conviés au grand gala vénitien et mondain de la création du Rake, l’été 51.

Métissage furieusement tendance

Venise justement. C’est elle qui se trouve au cœur de la production lyrique d’un oublié absolu, au motif principal qu’il n’y a aucune école, aucune chapelle pour le récupérer. Il était trop individuel, trop lui-même (et personne d’autre) pour cela, et trop à part dans sa façon d’être lui-même. Sa naissance d’abord y avait pourvu. Mère italienne et chanteuse, père allemand et peintre, Ermanno Wolf-Ferrari regroupait, tâchait de réconcilier en lui (toute sa vie il se plaindra que ce ne soit pas si facile) deux arts qui, l’un et l’autre, demandent tout, deux appartenances d’héritage et de langage aussi qui appellent des formes d’expression antipathiques l’une à l’autre. Est-ce être assez dans la vraie et exemplaire plénitude du métissage culturel, si furieusement tendance aujourd’hui ? Busoni était dans le même cas, mais la réputation de métaphysicien de Busoni, nullement usurpée même dans sa musique, crée vis-à-vis de lui comme une sympathie de principe. Dignus est intrare, se disent les docteurs : il est assez peu public pour qu’on le coopte. On fait fort bien en l’occurrence : Doktor Faust est un singulier et fascinant chef d’œuvre, chacun aujourd’hui peut le découvrir à son meilleur en DVD dans la très admirable production de Zurich avec Thomas Hampson.

Un copain de papa

Wolf-Ferrari a eu le tort (sans doute impardonnable aux yeux des docteurs) de vivre son métissage dans la plus enthousiaste naïveté. Il pourra se proclamer toute sa vie autodidacte absolu, ce qui n’est pas une recommandation : docteurs de l’une comme de l’autre chapelle, unissez-vous pour laisser à la porte ce zigomar qui se permet d’exister sans vos peaux d’âne. Un copain de papa, peintre, lui avait appris le piano. Il avait fait son temps de conservatoire, à Venise, certes, et eu ses prix. Mais ce qui l’inspirait, le nourrissait et le faisait agir, c’est sa propre culture personnelle et conciliante, le dialecte vénitien et la verve qui s’ensuit, Goldoni donc, transportable quasi tel quel, en termes d’opéra ; mais aussi bien le sérieux allemand, Tristan vu à Bayreuth encore adolescent, les Maîtres Chanteurs et leur esprit de conversation en musique à eux ; le sens du chant, hérité de maman ; la proximité vivante d’opéras à répertoire et à troupe comme il y en avait alors (en vérité il n’y avait que ça, à Munich comme à Venise), où des premiers plans sans nulle honte se muaient en comprimarii de luxe, l’essentiel étant de former ces troupes étincelantes où personne n’est star et chacun mériterait de l’être – ailleurs. Il avait 27 ans quand il fit Le donne curiose (1903). I Quattro Rusteghi sont de 1906. Il composait dans l’italien original, puis traduisait dans l’allemand où on allait d’abord le jouer. Munich, Berlin, Dresde (avec Fritz Busch) en ont fait un fond de répertoire, à la fois populaire, neuf et chic, au même titre que Rome ou la Scala. Il reviendra à Goldoni pour Gli Amanti Sposi (1925), la Vedova Scaltra (1931) et surtout Il Campiello (1936). Sa verve n’était pas tarie. Ce qui était plus probablement tari, c’est l’enthousiasme ingénu issu de la double appartenance. Quand l’Italie et l’Allemagne se sont trouvées en guerre l’une contre l’autre en 1915, ennemies de fait et de sang, quelque chose en lui a dû cesser de croire en la stabilité et l’avenir de toutes choses qui comptent.

Un si noble livret

Pourtant, il a eu plus d’une façon de survivre, pas seulement dans ses propres œuvres. Ceux qui écoutaient I Quattro Rusteghi à Toulouse le 29 février n’ont pas seulement entendu le merveilleux livret (et l’italien vénitien savoureux ) de Goldoni joués, énoncés et projetés par une troupe exemplaire (avec en tête un grandiose Scandiuzzi et une éblouissante Daniela Mazzucato dans le rôle créé à Munich par Hermine Bosetti, pas moins), en se demandant pourquoi cette merveille d’abattage servie par un livret si noble et une musique si savante (quoique fluide, diaprée, bondissante, coulant de source) ne se trouvait pas à l’affiche de tant d’opéras qui tournent en rond dans les moindres Rossini (les plus pâles Lulli s’y ajoutant depuis peu). Mais aussi, ouvrant leurs oreilles, ils dégustaient l’orchestre le plus raffiné et délicieusement timbré (des timbres qui savent ne pas faire obstacle à des voix qui chantent et disent) ; ils suivaient sidérés un finale du II à dix voix où on se dit que les participants du délirant finale du II de Meistersinger sont en train de nous exécuter ensemble la fugue finale de Falstaff tant tout est précis, aigu, vivant, mélangé, distinct, ébouriffant de clarté dans la confusion. Musique de quelqu’un qui plus qu’en son conservatoire, a cru en ce Wagner et ce Verdi, en l’amour de l’un comme de l’autre, de l’un dans l’autre, qu’il avait dans l’oreille. Musique aussi dont on repère l’influence féconde, le modèle vivant dans la musique de conversation de Richard Strauss, qui certes a entendu Wolf-Ferrari (Rosenkavalier est de 1911, Capriccio de 1942) comme dans celle de Puccini, qui l’a entendu aussi (la Fanciulla est de 1912, Gianni Schicchi de 1918). Ainsi, il fécondait de plus grands et plus illustres que lui-même. N’est-ce pas cela, rester actuel ? Non pas attardé, mais neuf et vivant ? On ne demande pas des résurrections systématiques, ni surtout un festival Wolf-Ferrari. Simplement un peu moins de condescendance à son égard de la part des princes et des doctes. Entre ceux qui du XXe siècle lyrique ne veulent que Tosca et Arabella, et ceux qui n’acceptent que ce à quoi Stravinsky et Schoenberg auraient pu donner leur admittatur, il y a eu plus de valide qu’on ne le dit. Il faudra un jour le recenser – ne serait-ce que pour voir jusqu’où va l’ignorance (ou le mauvais vouloir), des princes qui gouvernent notre vie lyrique.

A propos de l'auteur

André Tubeuf

André Tubeuf

Né à Smyrne en 1930, André Tubeuf collabore aux magazines Le Point et Classica-Répertoire. Il est l´auteur de romans et de nombreux ouvrages sur la musique.

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