À propos de Fidelio

On en a vu, des Fidelio, et des détestables. Se voulant chics, modernes, transposant à tout va (le nazisme a beaucoup donné, on s’en doute : ça commençait à la mi 50, avec Wieland Wagner), ayant honte de la textualité de Beethoven, de ses dialogues, de ses bons sentiments grandiosement généreux, naïfs ; regrettant la modestie de l’environnement réel, l’envers de la geôle si on peut dire ; et tout autant l’exaltation ailleurs ; ayant honte en vérité de sa lettre tout autant que de son esprit. Que veut-on qui reste alors de ce qui est sans doute le plus pur, le plus concentré poème lyrique qui soit ? On l’a même vu en version concert, avec un commentateur à la table, de crainte sans doute que nous soyons trop bêtes.

Strasbourg vient d’en donner un excellent. Musicalement d’abord, ce qui est l’essentiel. Conduisant son orchestre pour la première fois de la fosse, Marc Albrecht a corrigé des problèmes d’intonation (les cuivres) qui dans la Walkyrie en avril étaient préoccupants, et Dieu sait que les cors dans Fidelio sont présents. Energie d’abord, comme il convient. Elle est la matière première de l’âme des protagonistes, leur ressort dramatique. À preuve une Ouverture d’une tension dramatique affirmée, qui annonce le temps du drame, le crée ; mieux encore, le fait que cette tension traverse dramatiquement le temps des dialogues, temps trop souvent morts, où elle pourrait se perdre. Vocalement on est d’ailleurs à la fête. Personne n’est parfait mais, miracle, ici personne ne pousse. La petite Christina Landshamer donne à Marzelline une énergie bien chantante dont on attend beaucoup, Jyrki Korhonen fait sonner dans Rocco un creux pour une fois plein (si l’on peut dire), une ampleur sombre naturellement projetée. Mieux que des espoirs ! Silvasti tire un rien dans sa strette, mais l’ampleur de l’air est là, avec la variété du récitatif, piano et intérieur quand il faut, clamé ailleurs. Effaçant sa féminité dans son déguisement, retenant l’éclat et la lumière de son soprano ample, prudent aussi, capable de garder la nuance piano là où toutes crient, Anja Kampe est la crédibilité même, le rayonnement dramatique et vocal nous venant comme seulement un magnifique surcroît. C’est le personnage d’abord qui est accompli, c’est Beethoven qui est servi. Que c’est bien, une bonne maison d’opéra qui fait bien son travail, que c’est préférable à tant de chimères ou essais et erreurs qui se baptisent festivals !

Après tout ce qu’on a vu, la mise en scène de Baesler est un modèle de professionnalisme modeste. On se permettra donc quelques remarques, d’autant plus légitimes. La tyrannie dans Fidelio est de nature tellement arbitraire, brutale, primaire si on peut dire, que tous ces dossiers qui font décor, ces secrétaires, ce kafkaïsme administratif, ces interrogatoires de figurants délayent ce qui chez Beethoven est force autrement simple, et ne convainc qu’autant qu’on le montre simple, et même manichéen. Item, il est bien inutile de mettre ces projecteurs dans les yeux de Florestan au moment même où il se plaint (et avec quelle éloquence !) de l’obscurité (Gott, welch’Dunkel hier). Et sûrement cette citerne encombrée de chiffons en début de II est aussi inutilement encombrée (et encombrante), aussi hors d’œuvre que les interrogatoires au I. Fallait-il là un décor si lourd, qui oblige à ce long changement ?

Ah mais justement. Là est le péché mignon du spectacle. Peut-être ce décor inutile n’est-il là que pour obliger au changement, à obliger donc à cette fâcheuse Leonore III pour remplir l’intervalle. Le public s’en régale, certes, les chefs aussi. Après tout elle est tout ce que savent et veulent peut-être de Fidelio ceux qui ne veulent pas vraiment de Fidelio. Elle en est un résumé, une réminiscence au sens lisztien. Musicalement elle est hors du temps dramatique de l’action qu’elle interrompt (ce que n’avaient pas réussi à faire les dialogues, ni même l’entracte). Elle est de texture symphonique, d’urgence symphonique, c’est à dire essentiellement non dramatique. Il y passe soudain des flûtes qui sont étrangères au possible au point de Fidelio où on en est. On l’a vérifié à chaud, ayant entendu l’ouverture propre à Fidelio haletante et tendue, serrée, créant musicalement un temps dramatique qui est déjà celui de l’action. Cette Leonore III fait show soudain, nous ne changeons pas de temps seulement, mais de musique aussi. Mahler a pu inventer de la jouer à ce moment de Fidelio, la nouveauté absolue des décors révolutionnaires de Roller l’y obligeait. Continuer à la donner, c’est ne pas croire aux possibilités techniques d’aujourd’hui. Mais surtout c’est, musicalement, continuer de ne pas croire que Fidelio dans sa pauvreté et sa densité suffit. Ce n’est pas plus innocent que mettre l’acte polonais de Boris, l’orchestration de Rimsky (géniale au demeurant) dans la gaucherie sublime du Moussorgski original.

Strasbourg, le 18 juin

A propos de l'auteur

André Tubeuf

André Tubeuf

Né à Smyrne en 1930, André Tubeuf collabore aux magazines Le Point et Classica-Répertoire. Il est l´auteur de romans et de nombreux ouvrages sur la musique.

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