Jonas Kaufmann, le ténor Avenir

C’est le plus prometteur des ténors, qui aborde les répertoires allemands, français et italiens avec une même perfection. Paris va le redécouvrir dans Fidelio.

Il est bien pris et même svelte, il est beau. Quand il chante, ses cheveux noirs portés long  peuvent se révulser, effet dramatique et charmeur, qui n’est en rien cherché. Il est ténor par-dessus le marché, ténor d’étoffe et de grain sombre, avec du mordant dans le timbre. De naissance il a tout. Qu’aurait-il encore à apprendre ? 47599661-jonas-kaufmann-reduit-2.jpgPourtant Jonas Kaufmann apprend, et nous en apprend long par sa façon d’apprendre. Dans la voix et dans l’œil, il a la passion, le feu sombre ; en scène il est ardent, aisé, immédiat. Ce qu’il apprend, et nous apprend ? La patience. La prudence. Le long chemin. Depuis six, sept ans on l’observe, on le suit : et on le voit, on l’entend changer. Pour un observateur pressé il multiplie les risques. Si jeune, Florestan ! Parsifal !! La défonce en scène, pis, les rôles d’endurance, n’est-ce pas vraiment trop tôt ? On objectera – avec sens – que Zurich, son port d’attache, est une maison de dimension (sinon de qualité et de prestige) modeste ; l’acteur sur scène s’y voit de près ; il n’a pas à grossir le trait ; dans la fosse il peut y avoir un Harnoncourt, un Welser-Möst – le top du savoir théâtral d’aujourd’hui : mais le son de l’orchestre restera lucide, personne en scène n’aura à pousser, à forcer. Ce n’est pas un hasard si, ici même, Bartoli a essayé et réussi l’Elvire, la Fiordiligi qu’elle n’aurait pas osées ailleurs. Jonas, avec cet ensemble et de tels chefs, que l’a-t-on vu risquer ? Florestan certes ; mais c’est court ; et qui a facile la strette du Donjon, et un Harnoncourt derrière lui dans « O namenlose Freude » n’a plus qu’à se fier à sa voix. Parsifal, il le chante comme il le parlerait : privilège d’une voix mâle, tranchante, de vrai ténor en tessiture, mais qui pourrait être de baryton par sa richesse centrale, son naturel parlant. Quand il a remplacé un Huon moins heureux pour l’enregistrement d’Oberon avec Gardiner, on a entendu, et avec quelle facilité, les agilités et virtuosités et défis chevaleresques de « From boyhood trained » ; mais comme une ligne humblement et avec ferveur tracée la sublime Prière. Depuis Rosvaenge autrefois cette double exigence du chant de Huon n’a pas été ainsi honorée. La nature l’a fait pour le chant, et il a la culture du chant. À aucune époque on n’a beaucoup connu ça !

Né pour flamber, avec ce jarret félin, ou fauve, pourtant c’est un paisible. Ses 38 ans, sa santé fondamentale (qui d’abord, comme toute vraie santé, est morale), lui permettent aujourd’hui d’en faire trop. Mais c’est à bon escient. Il chantait en récital à Toulouse, les Michelangelo de Britten, des Strauss bien rarement assumés par un ténor, rien que cela ; puis rentrait à Zurich pour deux Don Carlo : son emploi exact, où affleure dans la cantilène la même pureté éperdue, idéaliste que chez Huon. Simple routine pour un troupier comme lui. L’inouï est qu’il ait pu y intercaler le sauvetage d’une Zauberflöte au lendemain de sa première : et pas la moindre, avec Harnoncourt, mais selon les exigences scéniques de Martin Kusej. L’a-t-on compris ? Le type vocal de ténor qu’est Jonas Kaufmann pourrait avoir déjà tout flambé, en de dévorantes premières années. Mais par caractère, par goût de l’art, par recherche et curiosité intellectuelle, c’est un late developper, comme disait de lui-même non sans humour mais en toute vérité Claudio Arrau, enfant prodige s’il en fut, mais qui mettait tout son honneur d’artiste à n’avoir su qu’à la quarantaine où il allait vraiment.

Une telle curiosité veut dire lenteurs nécessaires, étude, précaution. D’autres disent avoir besoin d’arrêter l’opéra d’une façon sabbatique, ou initiatique peut-être, pour essayer enfin, et pas avant quarante ans, Winterreise. Schubert n’a pas vécu si vieux, et n’en demande pas tant. Lui se contente de travailler avec Helmut Deutsch qui sait tout du lied, le sens, le style, le son. Avec un tel piano la voix doit être velours, et vérité aussi. Leur Schöne Müllerin de 2003 était inoubliable – un Bildungsroman, roman d’apprentissage, avec la mort au bout. Un autre ténor pourrait grisailler sur tant de strophes et strophes. Pas lui. Il raconte, se prend et nous prend à la narration et vers la fin déjà nous aura noyés, et pas dans de l’illusion : dans l’histoire même. L’autre soir il nous a chanté  les Michelangelo de Britten comme s’ils faisaient suite aux Pétrarque de Liszt, recréés par un timbre et une discipline de chant de haute école allemande, sans aucune des idiosyncrasies (vénérables, admirables – mais « irrecréables ») du couple Pears/Britten. Cette couleur, cette vibration : avec cette facilité là-haut, mais cet engagement dramatique aussi, jusqu’auboutisme de l’âme qui trouve à s’incarner dans la voix, ici c’est Erb évangéliste qui revit pour nous.

Faites seulement, dieux propices du chant, qu’il s’abstienne des rôles inutiles, où on se dépense comme aux autres, sans y trouver soi-même (et y apporter) grand chose. Dans Carmen, cet hiver, il a tout réussi : modèle d’ardeur dramatique sauvage et même suicidaire, et de chant contrôlé. On attend de lui du plus rare, qu’il soit le bandit ténor bien-aimé de la Fanciulla del West , dans Francesca da Rimini le Paolo des rêves de Dante, Palestrina un jour avec à la fois les qualités d’un Wunderlich et celles d’un Lorenz.  Son premier Siegmund est programmé au Met, pour 2012. Sainte patience. Qu’il nous préserve, en late developper, le Tristan qu’il porte en lui poétiquement, dramatiquement, dont il a les yeux extasiés et le raptus vocal. Il peut être le seul Tristan de l’histoire à qui ça ait appris quelque chose sur le plus beau, le plus mythique héros vocal de l’Occident, d’avoir été d’abord outre Huon premier chevalier/chanteur aussi le Voyageur d’hiver dans sa nuit et l’Eros bifrons, charnel et sublimé, des Sonnets de Michel Ange. Un Tristan qui résume et accomplit, dans le timbre et l’individualité d’un seul, l’inné d’un grand ténor et son acquis, plus grand encore.

Des disques rares

Peu de choses encore au disque. Cherchons pourtant, au-delà de lieder de Strauss pour BMG, et d’un exemplaire Huon dans Oberon (Archiv). Le Fils de Roi dans les rares Königskinder de Humperdinck (Accord, Montpellier 2005) montre de quelle étoffe est Jonas Kaufmann : la facilité de la tessiture, le naturel du dire, le timbre, la ligne et, chose plus rare, la présence au disque, avec un visage et  même un regard dans la voix. En DVD superbe Florestan jeune et ardent dans Fidelio (Harnoncourt), Titus maître de la tessiture et des manières vocales dans La Clemenza (Welser-Möst) curieusement changée en singspiel (du parlé au lieu du récitatif, qui certes n’est pas de Mozart).

En concert

Jonas Kaufmann donnera un récital le 9 novembre au Palais Garnier, et y chantera Florestan dans Fidelio de Beethoven du 25 novembre au 21 décembre 2008.

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Son récital « Son récital « Romantic Arias » vient de paraître chez Decca.

A propos de l'auteur

André Tubeuf

André Tubeuf

Né à Smyrne en 1930, André Tubeuf collabore aux magazines Le Point et Classica-Répertoire. Il est l´auteur de romans et de nombreux ouvrages sur la musique.

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