Récapitulation
Récapitulons, voulez-vous ? Une saison lyrique, cela reprend comme faisait l’école autrefois, mêmes émotions, mêmes découvertes. Et dès septembre. Par simple fait d’ancienneté, beaucoup de ce que Paris a découvert comme nouveautés pour moi ne l’était pas. J’ai bien vu dix Mireille différentes, quatre ou cinq Tote Stadt, autant de Chénier. Cela donne d’autres points de comparaison, sans doute un peu plus de sang-froid. Revenons donc sur trois mois d’année lyrique (aujourd’hui quatre : il y a en lyrique aussi la trêve des confiseurs) pas encore commentés.
Mireille d’abord. Il faudrait reformer une école, un style, une tradition, c’est trop clair ; ça prendrait plus de temps qu’un gazon neuf à Wimbledon. Revenons sur terre. Il n’y a aucune chance qu’aucune puissance publique forte d’une autorité morale, d’une certitude de continuité et d’un budget entreprenne jamais de replanter dans un sol sain un chant de style et de ton français, au service d’un répertoire (d’un patrimoine) stylistiquement défini, avec emplois et débouchés. Si ce patrimoine revit demain, ce sera par le secours d’étrangers francophones, le plus souvent Américains (La Fayette, nous voilà !), qui chérissent ce style et ce ton mieux que les Français eux-mêmes, public comme chanteurs, n’ont su les aimer et les préserver. N’espérons donc pas voir revenir par génération spontanée (il faut trop de temps, de vrais soins : une politique) ni par opération du Saint Esprit une Andrea Guiot et une Andrée Esposito, un Alain Vanzo, un Robert Massard ou un Ernest Blanc : ça ne poussera pas tout seul sur nos coteaux, et ça ne pousse pas non plus en Amérique ou en Albanie. Trop heureux si une Albanaise au français excellent est là pour chanter Mireille, largement moins bien toutefois qu’elle n’avait fait de Rozenn dans Le Roi d’Ys au Capitole : c’est que Lalo, c’est du parisien d’opéra, du parisien d’avance cosmopolite, ça s’attrape ; les Melba, Alda, Eames ont bien su l’attraper. Mireille, ça a non pas l’assent (Dieu préserve), mais un accent, c’est à dire un visage vocal ; ça vient d’un terroir ; ça a les couleurs, les inflexions, le physique de son terroir ; ça ne s’attrape pas. Tout ce qu’un étranger peut, c’est en donner une copie, un décalque, correct et ressemblant (il en va de même, notons-le, de Dialogues des Carmélites : c’est une chose d’avoir un français impeccable, comme Miss Palmer. C’en est une autre de l’inventer de source, comme Crespin). Ce qu’a fait Inva Mula pour Mireille – et on se dit que le décalque aurait eu meilleures couleurs, si elle était allée chercher conseil auprès d’Andrea Guiot. Même remarque pour Mr Castronovo, Américain comme son nom ne le dit pas, et Mylio triomphant d’authenticité dans ce même Roi d’Ys : si la voix est gagnante, la copie reste copie. Il a existé (Dieu sait si s’en sont repues nos jeunes oreilles) ce qu’on pourrait appeler un naturel d’opéra-comique, façon de rester naturel dans les conventions de ces rôles-là et de cette dramaturgie-là. Douées comme elles sont Mlles Gillet et Brahim-Djelloul, Vincenette et Clémence, ont été éduquées en vue d’être aussi bien Renarde chez Janacek ou Damigella chez Monteverdi, et elles ont tout pour y prospérer. Mais le ton propre aux petits emplois d’opéra-comique (et de là, de là seulement aux grands qui en sont l’extension : toute Mireille a derrière elle une Vincenette), comment, auprès de qui et en vue de quoi l’apprendre ? C’est une spécialité, et étroite ; et qui n’est rentable aujourd’hui nulle part, et pas plus à Paris qu’à Abou Dhabi. C’est très beau et très bien d’avoir voulu essayer. Compliments à Sébastien Droy en Andreloun, il sonne toujours français ! Et Alain Vernhes en Ramon, évidemment. Lui, il n’a pas oublié. Mais après lui ?
Délicieux, irrésistibles progrès de Mlle Deshayes dans l’increvable Barbier de la Bastille. On l’a à l’œil depuis sa Zerline éclatante (Toulouse), mieux, son autre bravement refusée (Paris) : le caractère, c’est rare, chez une si jeune artiste, qui peut tout perdre. Abattage, scénique et vocal (les agilités), couleurs neuves. Elle nous surprendra, c’est sûr (et pour vous changer l’oreille de ses Rossini habituels, essayez donc son album Fauré, Bonne Chanson et Jardin clos, c’est une autre artiste qu’on entend. D’un autre format, simplement). Très très ravissante ténorisation de Mr Siragusa.
Il était temps que Paris ait enfin sa Ville Morte. Succès attendu, triomphe et même plébiscite, tant critique que public. Fort bien. Permettez qu’on y mette un bémol. Dans la fosse, avec un Steinberg qui connaît et domine cette partition comme personne et inspire aux instrumentistes le goût passionné d’en montrer toutes les merveilles, tout en respectant leur premier devoir, qui est de fournir aux mots et au chant le moyen de régner là en souverains sublimes, on a entendu Korngold comme nulle part ailleurs, ni à Salzbourg avec les Wiener Philharmoniker ni à Zurich avec Welser-Möst. Imbattable, absolument. Et la meilleure nouvelle de ce début d’année, puisqu’elle concerne les forces vives de la Maison. Mais la sobre mise en scène de Decker, tout juste à l’aise au petit Festspielhaus de Salzbourg, nage et forcément s’étire sur une telle ouverture de plateau. Vocalement sensationnelle (durcie pourtant depuis ses miraculeuses Daphné et surtout Kaiserin) Riccarda Merbeth ne gagne pas à y rester tout un acte dans un déguisement qui comporte crâne rasé, comme tout naturellement le faisait Angela Denoke, née pour ce genre d’emploi et de théâtre moderne (eh oui, c’est comme pour Mireille ; la Vienne qui sait chanter son Strauss et le joue en costume, ça n’en est pas forcément une qui chantera et jouera Berg et Schreker dans leurs costumes à eux). Quant à Robert Dean Smith, à la vaillance (l’aigu) et l’endurance (la ligne) exemplaires, il n’a à peu près rien en lui de l’hallucination qui est tout le caractère de Paul (voyez les photos du formidable programme qu’enfin l’Opéra de Paris publie, Oestvig, Schubert. Allez voir Torsten Kerl sur DVD, du modeste Opéra du Rhin, avec Denoke précisément). Voilà pour les bémols. La plus spectaculaire performance, vocale et plastique : Stéphane Degout, son lied (Mein Sehnen…) nous hantant l’oreille presque plus que celui au luth que se repassent soprano et ténor.
De l’increvable (c’est un compliment, pour une production de base, destinée à durer, et à enterrer quelques modes d’un seul jour) Bohème de Bastille avec sa double distribution, retenons que Daniel Oren dirige cette musique la plus complexe de toutes avec une subtilité, un lié, un fini absolus. Bravo. Que Tamar Iveri, neuve à Paris, y fait entendre la grande pâte de voix mozartienne (une Fiordiligi, une Pamina) qui, utilisée et modelée autrement, va idéalement à Puccini. Face à quoi on ne peut pas dire que Natalie Dessay en Musette ait créé l’événement : artiste et comédienne certes, dans son meilleur emploi, non. En revanche, Tézier en Marcello !!!…
Camilla Nylund est largement moins bien en Salomé qu’elle ne l’a été au Capitole. Bastille est autrement vaste, il faut autrement projeter, la splendide concentration et infatigabilité de son chant y font moins d’effet. Et elle n’a plus Steinberg, mais Altinoglu, chef brillant et prometteur mais qui, du moment où les Sept Voiles arrivent, pense qu’il n’y en aura plus que pour l’orchestre. Mais non, Salomé a encore, excusez du peu, sa scène finale. Production de Dodin absurde avec ses escaliers et ses courses inutiles, et son guignol de cage à prophète.
C’est aussi son premier Andrea Chénier que Paris voyait enfin.On n’est pas plus province. On y a fait un assez gros et légitime triomphe à l’orchestre et au chant, jusqu’au dernier des comprimarii (excellence qu’il faut souligner : un Incroyable comme Carlo Bosi, une Madelon comme Maria José Montiel, une Bersi comme Varduhi Abrahamyan, un Sans culotte comme Bizic, un Roucher comme Heyboer, ça ne s’est pas trouvé rassemblé par hasard. Et sans leur excellence d’intervention tableau après tableau les indéniables tunnels qui sont la faiblesse dramaturgique de Chénier (le composite, le spectacle total, historique, avec son pittoresque obligé, se paye de cela) marqueraient davantage. Typiquement, à la dernière, où tous les personnages étaient autrement engagés, tout s’était étonnamment resserré. Fêtons donc maintenant un prodigieux Alvarez dans son premier Chénier, plus formidable encore dans les moments que leur découpe ne permet pas qu’on applaudisse (Credo a una possanza, Si fui soldato) que dans les tubes, préservant des ressources d’aigu lyrique et caressant pour le lamento du dernier tableau, puis ceux plus qu’extravertis du duo. Vérité un peu choquante de l’applaudimètre : qu’un baryton dramatique donne de la voix et c’est lui qui vraiment fait crouler la salle ; mais Sergei Murzaev en donne vraiment en Gérard, et de quelle qualité. Je ne peux m’associer entièrement au triomphe qu’on a fait à l’excellente Micaela Carosi en Maddalena. Il est vrai que le bouleversant duo du II, le déchirant La Mamma morta (aussi archet à la corde qu’on peut faire en matière vériste) l’appellent, et ses aigus finaux sont électrisants. Comment, avec cela, se cacher qu’il lui manque (comme à Alvarez d’ailleurs) la morbidezza authentique, cette mollesse de pâte sous le métal du timbre, qui seule permet toutes les nuances intermédiaires de la dynamique et, notamment, qu’on fasse exister la nuance intense (qui est expressive) dans la nuance piano (qui est dynamique). Et toute la plastique des grands rôles véristes tient à cela ! Un rien de dureté donc, ou plutôt d’intraitabilité dans cette voix belle, grande, facile, et aux effets assurés. Tous nos bravos pourtant, et de bon cœur. Et de plus admiratifs encore au magique chœur de dames du I. La délicatesse du public et de la critique semble s’être offusquée de tant de pittoresque en scène. Je me serais passé volontiers, moi aussi, des perruques de Cour du I. Mais qu’est-ce que vous voulez, ces tableaux ont à nous montrer (à tort ou à raison) comment on vivait, se régalait, chantait et dansait chez les aristos, comment le peuple va y mettre bon ordre, plus la Révolution, ses frénésies, ses fièvres, ses coups de sang et sa machinerie et son théâtre (le Tribunal : eh oui, un théâtre) : et à tout cela la trame de l’action, ses mots, agilement, s’entretissent. Comment faire cela abstrait ? Stylisé ? Et pourquoi grands dieux ? Depuis quand le spectacle, au spectacle, est indésirable ? Qu’on monte alors les opéras en concert. Ou mieux qu’on les écoute en disque. Patience. A force de chichi et de moues dégoûtées, c’est ce qui va arriver. Et vite !
Par ailleurs, en ces Cent Jours, on n’aurait pas manqué pour l’or du monde David Daniels, dans Brahms, et face à un Steinway ! Et pourtant sonore, positif, d’un son qui veut dire quelque chose. Très peu, on s’en doute, pour les baroqueux de notre province. Ni manqué Matthias Goerne, qui fait ce qu’il veut avec sa voix, plastiquement, avec une maîtrise des dégradés dont on ne connaît pas d’autre exemple. Mais les Maguelonne de Brahms n’en sont pas la meilleure démonstration, surtout avec les textes de Tieck, toujours embarrassants même traduits. Mais dans Paulus de Mendelssohn on le retrouve plus que souverain. Le mot n’est pas assez, ni aucun d’ailleurs, pour Edita sopranissima ! Ou pour Cecilia jouant au corsaire et castrat . Rien de neuf avec ces deux-là, vérification stupéfaite seulement. On est phénomène ou on ne l’est pas.
Quel joli personnage que ce Fortunio pour Joseph Kaiser à l’Opéra Comique, là si parfaitement dans sa cible de répertoire rêvée ! Et qu’il y est délicatement, délicieusement mis en scène ! Mais comme son fragile legato s’accommoderait mieux de sa maison grise si de bout en bout l’Orchestre de Paris consentait à se dire qu’ici il est dans une fosse, et qu’on n’y fait pas entendre sa voix comme seul sur l’estrade. Dommage : pour une fois que sur scène l’unité de ton, si vétilleuse ici, était trouvée !
Mais ayez l’œil sur Anja Harteros. Sa splendeur de voix et de chant était raison suffisante pour cette Bohème scénique importée de Munich au Théâtre des Champs-Elysées. A ce point de maîtrise et de modelé, et de musique, avec cette grandeur virtuelle dans la voix, qui ne se dévoile que prudemment et progressivement, quelle Elsa et Elisabetta elle est déjà ! Mais on attend d’elle bien plus, et progressivement, prudemment, s’il vous plaît ! Sieglinde viendra, et même (si vous voulez) Isolde. Surtout si vous chantez encore un peu ces Mimi, Violetta, Alcina que vous avez dépassées.
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