Carnet critique : Falstaff, Béatrice et Bénédict, Zimerman et l’Or du Rhin

Falstaff aux Champs Elysées s’est porté plus allègrement qu’il y a deux saisons. Question de chef d’abord, Daniele Gatti a évidemment une autre expérience de l’opéra italien qu’Altinoglu, qui y débutait (avec promesses d’ailleurs). Le National n’en reste pas moins un orchestre d’estrade, d’ici qu’il se mette dans les fibres la fluidité de l’opéra italien, et la volubilité de celui-ci en particulier, outre l’élégant effacement que demandent les voix sur scène (sans risque d’être entendues hélas) il se passera encore du temps. Climaxes péremptoires, forcings bien inutiles. Mais le trio (quatuor en fait, avec Meg) de dames est si éblouissant de verve scénique comme de bonheur d’expression vocal que tout sur scène s’en trouve agilisé, et même éclairé, la lumière donnée par la mise en scène restant décidément chiche. Antonacci et Lemieux littéralement déchaînées en Alice et Quickly et Chen Reiss, plus délicieusement pure et radieuse en Nannetta qu’on ne se souvient depuis Sciutti autrefois sont la joie de la soirée.

Très bon Fenton du charmant Fanale, très joli damoiseau et qui chante avec goût. Les félicités vocales du jour s’en tiennent hélas là car ni Falstaff (Michaels Moore) ni Ford (Lapointe)  n’a la couleur, la vivacité, l’italianità de son rôle, banalisant et même neutralisant par là même ce qu’apportaient d’endiablé et vivifiant ces dames, en sorte que les passages (longs, importants) entre messieurs retrouvent alors le coloris terne qu’il y a de toute façon dans le décor et la mise en scène de Martone. C’est une fausse bonne idée d’avoir distribué Cajus à l’ex-glorieux Gimenez : il a une telle trompette dans la voix, et incapable de baisser le ton, qu’automatiquement les autres messieurs haussent le leur et crient, entraînant l’orchestre à le faire un peu plus. Mais est un tel chef d’œuvre, et ces dames de telles fées, qu’on en redemande (TCE, le 24 février).

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On se méfiait un peu de Béatrice et Bénédict, monstre scénique  auquel on ne se souvient pas qu’un autre que Villégier naguère ait su donner figure et proportion. Le parti de Dan Jemmett à l’Opéra Comique de le traiter en marionnettes de Sicile, en guignol irrévérencieux qui nous remonte aux Croisades avec ce qui est permis de caricature (plus un speaker shakespearien qui aurait étonné Berlioz sans lui déplaire) a le mérite de la consistance, de la continuité scénique et d’une sorte d’économie en matière de détails.

La Chambre Philharmonique essaye bien elle aussi de se faire entendre plus qu’il n’est nécessaire, au motif que Berlioz est si grand symphoniste. Mais on lui saura gré, et à Emmanuel Krivine, d’avoir laissé Héro et Ursule nous soupirer leur céleste duo nocturne, avec d’adorables oiseaux flûtes dans les feuillages. Bénédict est à peu près impossible à distribuer et on ne reprochera pas à Allan Clayton d’y être si peu idéal. Christine Rice se tire mieux de Béatrice, et Mlles Ailish Tynan et Méchain adorablement d’Héro et Ursule (Favart, 28 février).

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Chopin aurait haï, peut-on croire, l’idée de se faire célébrer en masse et jouer en boucle, bicentenaire ou pas. On n’aurait certes pas choisi Pleyel pour l’y entendre, mais comme Krystian Zimerman l’a choisi (ou accepté) et qu’on choisit Zimerman, va pour Pleyel. Programme astreignant, serré, sans concession : les deux grandes Sonates sont annoncées, s’y joindront un Prélude pour commencer (le 15/2, flottant sur des nuées, même à salle et piano non chauffés), un Scherzo (le 2°, que la salle applaudira dès le premier envol où on peut croire que c’est fini – sans exemple de mémoire d’auditeur) enfin la Barcarolle. Pour faire bonne mesure, un bis : une Valse. Rigueur, sobriété, implacabilité. On ne nous a pas changé notre Zimerman, souriant ce soir autant qu’il est souverain, et faisant applaudir son piano qui le suit partout, qui le mérite.

Les doigts sont fracassants quand ils veulent, et sont sans doute seuls à pouvoir ainsi  passer de ce fracas contrôlé à un tout autre monde de sonorité, d’évocation sonore. Magicien, mais d’abord phénoménal artisan. Méritait-il ce soir ce public carrément dérangeant, qui ovationne en plein scherzo, ne laisse pas la dernière vibration s’éteindre et se repasse des bonbons ? Et des gens qui semblent entendre la Funèbre pour la première fois méritent-ils Zimerman ?  Pour aller entendre leur premier Chopin, ont-ils besoin d’un Zimerman ?

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Avec Rheingold, qui prélude au Ring qu’enfin l’Opéra de Paris présente (et étalera sur quinze mois seulement) Bastille trouve enfin son plein emploi.

L’orchestre aux cuivres substantiels et exacts, aux cordes fluides que conduit Philippe Jordan pour la première fois qu’on sache emplit le vaisseau désastreusement vaste et métallique, le fait vibrer et vivre à plein ; et la mise en scène de Günther Krämer justifie le plateau, sa largeur comme sa profondeur, en y faisant tenir un Rhin magique aux nixes délicieuses, tout un Nibelheim et son travail sur l’or, un Walhalla enfin escaladant carrément le ciel. Ce ne serait rien si elle ne nous donnait pas en outre (et ce qui est mieux) le détail minutieux, génialement incarné par au moins trois formidables chanteurs/comédiens, du vaudeville sanglant, jeu de dupes et de leurres sur fond de prise de pouvoir et de passion d’acquérir, qu’est ce prélude, unique en cela dans l’œuvre de Wagner, et qui demande un tout autre traitement musical que les grands arcs tendus qu’ouvre et tient pratiquement tout autre acte dans son œuvre. Deux heures vingt continues, c’est aussi plusieurs actions ici et pas seulement plusieurs lieux, plusieurs dénouements (ou chutes de tension) à l’intérieur d’une même œuvre, plusieurs héros, plusieurs acheminements de destins : le moins qu’on puisse dire est que la fanfare qui le termine nous trompe à peine sur une conclusion qui s’éclipse, très évasive. Non, même un Furtwängler ici n’a pas d’arc à chercher à tendre, et la fluidité de sang froid, souvent ironiquement désinvolte de Philippe Jordan est un régal dès qu’on en comprend la légitimité.
Ces trois héros d’un vaudeville à la fois burlesque sont les également extraordinaires vocalement et scéniquement Peter Sidhom (Alberich), Wolfgang Ablinger-Sperrhacke (Mime) et Kim Begley (un Loge mi Herod mi Platée qui nous change enfin du modèle Zednik chez Chéreau, vingt fois répété, carrément éculé). C’est miracle comme Krämer met en scène une conversation qui chez eux est tout apartés, brusquée, avec gestes, suspens, reprise, et comme Jordan ménage à ces échanges la capacité de se faire entendre. Le moindre geste dans ce Rheingold fait sens sans jamais faire excès, toute la représentation est très exactement et de la façon la plus pittoresque (offenbachienne quand il le faut) la simple mise en scène du texte. En est-il de meilleure ? On nous donne les images, à nous de trouver les idées (pour une fois, et non l’inverse) : les poissons rouges de fond de Rhin, le monde du travail et ses agenouillements rampants, l’or qu’on débite, les dieux soupirant après des pommes. L’imagerie propre à Wagner est là enfin, et ressemblante, avec le moins possible d’idéologie affichée (celle-ci est assez suggérée par Wagner même), faisant paraître simplement paresseux, ou polissons, ceux qui se croient malins en allant nous chercher autre chose : comme s’il n’y avait pas assez à faire voir, déjà, dans un livret pareil ! Une fois dit que toutes les performances sans exception sont scéniquement d’une précision et d’un profil, d’un naturel confondants, on ajoutera que quelques-unes sont, en plus, vocalement sensationnelles : la Fricka haut tenue de Sophie Koch, l’Erda monumentale de Qiu Lin Zhang, le Fasolt de Iain Peterson. Le plus en retrait serait Falk Struckmann, stature et ascendant exemplaires, de poids vocal un rien moindre. Mais à l’aune des dieux !
Bastille, 4 mars

A propos de l'auteur

André Tubeuf

André Tubeuf

Né à Smyrne en 1930, André Tubeuf collabore aux magazines Le Point et Classica-Répertoire. Il est l´auteur de romans et de nombreux ouvrages sur la musique.

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