D’Alcina à Ariane

 

Aux mêmes Champs-Elysées, les Musiciens du Louvre après le Philharmonique de Vienne, le lendemain, ça fait une différence. Mais voilà : c’est eux, redoutable honneur, qui les tout premiers auront pris dans la fosse de l’Opéra de Vienne une place que les autres n’avaient jamais cédée : applaudissons ! De toute façon Alcina de Haendel, présentée en spectacle à Vienne et importée sur le plateau des Champs-Elysées en conclusion au marathon

 Représentation à l'Opéra de Vienne en novembre 2010 (Ci-dessus et ci-dessous : Photos Michael Pöhn)

 

beethovénien du Philharmonique (avec Thielemann, s’il vous plaît), gagnerait peu à être jouée par un orchestre classique.

Honneur donc à Minkowski et ses musiciens, dont les stridences se sont calmées dès après l’ouverture. Côté vocal, des déséquilibres forcément. On ne met pas Mmes Harteros (Alcina) et Kasarova (Ruggiero) sur le même plateau que Mmes Cangemi (Morgana : et elle, hors l’inévitable usure, passe encore) et plus encore Hammarström (Bradamante) et surtout les très minces MM Tittoto (Melisso) et Bruns (Oronte) sans créer des disproportions. Mais une de plus est apparue, inattendue, d’une star à l’autre. Naguère à Munich, dans cette même Alcina, des deux dames Kasarova était la plus pleine, charnue, charnelle et éclatante ; Anja Harteros en pleine ascension, stupéfiante déjà, cherchait encore ses marques. La voici au sommet de moyens, les  musicaux, les vocaux et les dramatiques, également sensationnels. Cette combinaison est rarissime, et aboutit à éclipser, à faire sortir du même plateau absolument tout ce qui y bouge et chante : et même Vesselina Kasarova, d’autant que celle-ci, de voix toujours somptueuse, s’embarrasse aujourd’hui d’attitudes et de gestes, de tenues aussi, de manières vocales enfin (sur les voyelles, sur le son en général) qui déparent sensiblement sa performance. À côté, Harteros souveraine (inimaginable Ah mio cor, on y a entendu Fleming, oui, et même Sutherland) vide le plateau. Les collègues, les instrumentistes, tout. C’est la loi de la présence au théâtre. Il y a un niveau, et le reste. Total eclipse, comme dit Samson dans un autre Haendel.

 Alcina de Haendel (Théâtre des Champs-Elysées, 29/11/2010)


Un insignifiant Porpora en solo pour la soprano d’abord ; un peu moins insignifiant Vivaldi solo ensuite pour la mezzo. C’est vraiment le sublime, indémodable (increvable aussi : il survit à tous les traitements, toutes les décisions esthétiques, authenticités etc ; on l’a entendu en enterrer quelques-unes) Stabat Mater de Pergolèse qui apportait toute la musique, et la vision, l’émotion du concert où un appliqué et prudent Harry Bicket avec un prudent et appliqué English Concert présentait deux chanteuses à foyer, ferveur et format, Mmes Antonacci et Mingardo. Le site naturel (et définitif) de Sara Mingardo est bien chez Pergolèse : discrète, extrêmement expressive dans cette discrétion même, avec des nuances plutôt que des couleurs et un usage insinuant de la mi-voix, ici, face à ce genre d’instruments, parfaitement en situation. Anna Caterina Antonacci aussi est née dans cette musique qu’elle a chantée avec Muti notamment (la partie d’alto alors), excellemment. Elle passe en haut à présent. Mais son soprano n’a pas pris de poids, reste svelte d’abord, sans jamais pousser ni tirer, met le chant sur les mots (et ils sont beaux ici). Dans leurs quelques duos (Quis est homo, surtout Quando corpus morietur), les échanges sont d’une mesure, d’un tact, d’une justesse cousus main. Dans le même Cherubini (le DVD existe) une a été Médée, l’autre Néris, elles s’entendent. Voix capables d’opéra, qui oublient l’opéra, chantent piano (et décoratif quand il faut), nues, dépouillées. Pergolèse aime cette franchise.

Stabat Mater de Pergolèse (Pleyel, 30/11/2010)

 

Ariadne auf Naxos en revanche n’est pas un perdreau de l’année, comme dirait Labiche. Elle a fait les beaux soirs de Garnier (où est sa vraie place) puis Bastille, reprise pour Natalie Dessay supposée raison suffisante de monter Ariadne. Avec Laurent Pelly pour l’encourager à montrer son  nombril et l’entourer de masques de même farine, ç’a été un succès public en effet, dont Strauss et surtout Hofmannsthal ont fait les frais. Faire le voyage de Naxos pour « se poiler » (comme on a entendu dire dans le public), ça veut dire que le spectateur fait l’impasse sur 40 minutes de Prologue compliquées, verbeuses et tout sauf « poilantes » et la grande heure et quart ensuite où l’héroïne titre fait toute l’action et le spectacle, seule à chanter, et comme Strauss n’en a fait chanter aucune autre. C’est dire combien toutes ces soirées où Ariadne était le repoussoir d’une Zerbinetta superstar volaient un public qui mérite mieux que cette mascarade.

La perruque couleur ouate fulmigène, les caleçons touristes à rayures, comme tout ce qui s’est voulu m’as-tu-vu, la fois suivante faisait déjà déjà vu. Et aujourd’hui donc ! Sous distribuée côté Ariadne et Bacchus, seuls rôles authentiquement ardus (toutes les Zerbinettas sont bonnes,  toujours : le supposé inchantable est écrit sur mesures), cette production a constamment eu en Sophie Koch un très admirable Komponist, dont on s’émerveille qu’au bout de tant d’années il ait gardé sa sveltesse, son enthousiasme, sa fraîcheur. Pour cette reprise Mr Pelly est occupé ailleurs (à mettre en scène Mme Dessay précisément. Quel nez lui donner en Cléopâtre ? Quel nombril ? Grandes et absorbantes questions sûrement, pour sa mise en scène). Il a donc, son assistant plutôt, laissé la bride aux personnages du trauerspiel,  mieux distribués qu’ils n’ont été. Du coup on a un tout autre spectacle, où c’est Mamzelle Zerbinetta qui, en toute justice, retourne à sa place réelle : un intermède brillant (avec rien d’ailleurs qui prête à rire) dans une pièce qui est tout sauf drôle, et où tout, même (et peut être surtout) le burlesque, doit être pris au sérieux, dans les termes très exactement pesés par Hofmannsthal et Strauss, maîtres ès posologies. Mlle Archibald remplace en Zerbinetta Diana Damrau qui devait y faire ses débuts scéniques parisiens. Enceinte, celle-ci de toute façon n’aurait pas montré son nombril et aurait peut-être bien en outre récusé une tenue de plage à ce point ringardisée. On aurait eu en tout cas le plus joli et substantiel  contre d’aujourd’hui, tenu et même filé ; et le trille ; et le mi à la volée (en faisant bien sentir que derrière il y a de la réserve, qu’on n’a pas dû se tordre le cou pour le sortir). Fine et bien prise, Mlle Archibald [ci-contre à g.] montre, et très bien, le nombril qu’elle a joli ; le aussi, qu’elle tient comme il faut, et de jolies agilités avec une jolie petite voix bien faite, à la Rita Streich. On l’entend moins dans le dialogue, mais ça, à Bastille, c’est le sort de tous, même le vétéran Mazura en Majordome,  qui certes sait parler et projeter.

Mais enfin restent les vingt dernières minutes, où Zerbinetta n’a qu’à se retirer sur la pointe des pieds, en égrenant ses syllabes. Elles appartiennent toutes au soprano et au ténor, plus l’incroyable orchestre de solistes virtuoses enamouré. Place à la poésie, à des mots d’une élévation unique (seuls d’un livret d’opéra à ainsi exprimer, mettre en scène le mythe, à hauteur légitime), à la musique pure. Ainsi soutenue, tendue, vite elle nous fait comprendre en quoi le cothurne straussien n’est pas du tout le wagnérien, quel abîme de tessiture et de souplesse il y a entre eux. Ici Philippe Jordan est maître, il nous tisse cela arachnéen et pourtant palpable, tissu indéchirable et miroitant aux irisations d’une subtilité de timbre inouïes et aux relances dramatiques qui change ce duo qu’on nous fait si souvent empesé et inerte en le plus passionné (torride) des affrontements mystiques. On ne se souvient pas d’y avoir vécu en spectateur des échanges et relances, une complémentarité vocale comme les osent Ricarda Merbeth [à dr., photo ci-dessus] et Stefan  Voike [photo ci-contre, avec R. Merbeth]. Celui ci, de timbre quelconque, reste d’une jeunesse et  fraîcheur inentamée, juste et franc d’intonation dans son extravagante tessiture (ce que ne réalisaient jamais à la fois King, Thomas, Kollo, Schock qu’on y a vus. Personne, certes, n’égalera, inimitable dans sa façon de toujours timbrer et chanter, quelle que soit la tessiture, l’insensé Helge Rosvaenge. Essayez le disque). Merbeth apporte largement plus que cela. Paris l’a entendue, bonne ou très bonne, en Marietta de Tote Stadt, en Sieglinde. Or ici, elle renouvelle son miracle de l’Impératrice à Toulouse, sans désormais la liquidité d’alors ni probablement le suraigu du rôle, inutile ici, mais avec une longueur et un modelé de phrase, la vraie phrase straussienne, d’une longueur et plasticité de souffle inépuisables, se colorant d’ailleurs et se moirant comme au contact des mots, mots à imagination et même vision, les plus inspirants qui soient. Laissée à son propre mouvement, noire ménade leurrée et calme, elle fait ruisseler sur le plateau et jusqu’aux cintres un fleuve de lumière dorée, habitée, extasiée — prouesse physique à vous donner le vrai et si rare grand frisson straussien, comme faisait son Impératrice. Ici, de par l’écriture, c’est plus continu, plus sidérant encore. Avec Jordan complice à même hauteur, quelle fin d’opéra, quelle apothéose ! Zerbinetta s’est retirée sur la pointe des pieds. Place à l’héroïne. Ne manquez pas cela.

 Ariadne auf Naxos de Richard Strauss (Opéra-Bastille, 11/12/2010)
 
 
 

A propos de l'auteur

André Tubeuf

André Tubeuf

Né à Smyrne en 1930, André Tubeuf collabore aux magazines Le Point et Classica-Répertoire. Il est l´auteur de romans et de nombreux ouvrages sur la musique.

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