Prokofiev et Zandonai sur la scène parisienne

 

Les Fiançailles au couvent de Prokofiev ne sont sans doute pas un chef-d’œuvre mais un bijou d’artisanat théâtral sûrement : par l’horlogerie infaillible du timing, l’étincelante joaillerie de l’orchestration, les personnages aussi, des silhouettes certes, mais campées avec une sûreté magistrale. Tout le contraire en vérité des Mamelles de Tirésias auxquelles cette production importée à la fin des représentations de Toulouse succédait dans la même salle et où tout prendre à la blague peut sembler suffire.


Horlogerie ici, a-t-on dit, et c’en est une que la mise en scène de Martin Duncan, avec ses quelques portes et ses escamotages, ses quiproquos, sa verve, et l’obéissance joyeuse (et millimétrée !) qu’il obtient de comédiens parfaitement choisis, qui sont aussi des chanteurs parfaitement chantants. On se souvenait de représentations (en français) à l’Opéra du Rhin nouveau-né où Jocelyne Taillon et Michel Sénéchal en Duègne et Jérôme brûlaient les planches un peu seuls. Ici, ils les brûlent tous, jusqu’au plus petit. Brian Galliford semble droit venu de notre Boulevard d’autrefois, la Duègne de Larissa Diadkova (parfaite voix profonde) a des airs d’une Denise Gence de la meilleure Comédie Française, Anastasia Kalagina a un soprano de source. Enfin, de timbre (les basses !), de ton, d’esprit, tous sont justes, en place, payent comptant et nous mettent en joie.


Eblouissante prestation du Capitole dans le répertoire qui flatte le mieux les grands dons de Tugan Sokhiev. Bref, un exemplaire petit spectacle, qui ne cherche pas à changer le monde et y réussit d’autant mieux. Salle en jubilation. Comme c’est bon !

Opéra-Comique, 30 janvier 2011

 

Francesca da Rimini vise autrement haut : peut-être le dernier opéra romantique, désespérément. Mais en 1914 le romantisme se meurt, l’opéra peut-être bien aussi, et c’est dans l’outrance, la luxuriance, l’exaspération que Zandonai va leur chercher une dernière chance. Dans les meilleurs moments (ils sont nombreux et, plus d’une fois, longuement soutenus), cela donne une beauté musicale enivrante, une qualité de timbres qui nous met dans le jardin de Klingsor, aux entêtements capiteux, avec une fluidité continue pas loin de Debussy. Le livret fait référence à Tristan et Iseut, expressément, et le grand Nocturne du III n’est pas indigne du sujet, qu’il colore et embaume d’une façon toute nouvelle, que Wagner n’aurait pas respirée sans quelque envie parfois. Ailleurs, c’est Golaud et Pelléas qu’on devinera au passage, dans ce qui est aussi une histoire de frères. Histoire nourrie de littérature donc, et un peu ivre de ses propres références, on peut compter sur D’Annunzio pour cela, la pièce origine de l’opéra est de lui et le résultat tout plein encore de sa vibration propre, décadente, vaguement délétère. Il était temps que ce chef d’œuvre mineur et marginal, mais sûrement chef d’œuvre, atteigne enfin Paris.


Les chances mises de son côté, musicalement, vocalement, sont de premier ordre. Daniel Oren dirige en Klingsor un orchestre qui semble fait d’effluves et d’insistances de timbres. Et le cast est admirable. Le retour à l’opéra à Paris de Robert Alagna est une des suffisantes raisons d’être du spectacle. La sûreté et la souplesse de la ligne, le merveilleux bien dire, coloré, nuancé, la richesse comme neuve et étoffée du timbre rassureront ceux qui imaginent qu’à chanter mexicain il ait perdu sa voix d’opéra. En Paolo il Bello il est la beauté, l’émotion, la poésie  lyrique mêmes. En Francesca, rôle autrement ample et sollicité (l’aigu, l’ampleur du medium), Svetla Vassileva ne lui est nullement inférieure, sachant tailler en pleine étoffe des allègements, des nuances, comme une brève part de silence parfois, que Mmes Olivero et Kabaïvanska, illustres devancières, ne renieraient pas. Bravo ! De George Gagnidze (Giovanni) tout est colossal, l’autorité en scène, les moyens vocaux, l’effet produit avec. William Joyner à force d’adresse scénique et de timbre habilement varié fait oublier son seul handicap pour l’affreux Malatestino : son trop bon physique. Admirable Cornelia Oncioiu en Smaragdi, l’équivalent ici de Brangäne.


Enfin cette première à Paris d’un chef-d’œuvre si étranger au goût, aux habitudes de Paris (qui au même moment produisait L’Heure Espagnole) aurait passé comme une lettre à la poste sans le très mauvais coup que lui a fait son metteur en scène, Giancarlo del Monaco. Celui-ci a voulu à tout prix, fétichistement, tout faire rentrer de D’Annunzio dans une Francesca que la plupart voyaient pour la première et peut-être dernière fois, et auraient mieux goûtée dans son splendide premier degré (déjà assez riche de références, on l’a dit). On dit bien tout. Tout Il Vittoriale degli Italiani, sa folle demeure, avec tout le jardin, tous les massifs de fleurs et les statues du jardin (et les dames dedans en capelines fofolles) et même le bateau de guerre dans le jardin ; et tous les tableaux et les paravents et les tissus chamarrés. Et cetera. On n’aurait rien à dire à une accumulation même ainsi soûlante, c’est affaire de goût, G. del Monaco et son décorateur Carlo Centolavigna sont en droit de préférer le leur à celui qu’ils supposent au spectateur. Mais ce qu’un metteur en scène n’a pas le droit de faire, c’est une faute professionnelle caractérisée vis-à-vis de tout public quel qu’il soit (mais d’autant plus quand c’est un public non initié, non complice), c’est d’ainsi casser le temps et la tension d’un spectacle. Parce que le I est trop chargé d’accessoires (fleurs, fleurs, fleurs, tout le magasin), un entracte est nécessaire au bout de 20 minutes, alors qu’il ne s’est rien passé ; et encore un autre au bout de 30 alors que, bataille ou pas bataille, il ne s’est rien passé non plus. Et le public aura eu deux entractes pour se dire que cette Francesca, décidément ce n’est rien. Ajoutons que quand ensuite, enfin, il se passera quelque chose, qu’on pourrait (devrait) être pris, deux précipités assez sensibles arrêteront encore la continuité de l’action, pour déménager tout ce fourbi. C’est une faute professionnelle, on le répète. On espère qu’elle n’aura pas compromis les chances à Paris de Francesca si longtemps désirée, attendue.

Opéra-Bastille, 31 janvier  2011

A propos de l'auteur

André Tubeuf

André Tubeuf

Né à Smyrne en 1930, André Tubeuf collabore aux magazines Le Point et Classica-Répertoire. Il est l´auteur de romans et de nombreux ouvrages sur la musique.

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