Crépuscule, ou promesse ?



On avait trouvé d’emblée dans Rheingold [Photos ci-dessus], qui ouvrait en 2007 le Ring signé David McVicar à l’Opéra du Rhin, ce qui allait être la constante (trop rare désormais) de ce projet : un respect des intentions et indications du livret, et un respect de l’esprit en même temps, l’esprit même de Wagner créateur, qui demande qu’on fasse du neuf, soit inventif, et tire un peu au passage les (trop) vieilles barbes. D’idée directrice ou plutôt idéologie, Dieu merci point ; mais des images, des symboles et allusions quasi palpables, exactement ce sur quoi le spectateur dépend du magicien

qui œuvre en scène. Le dieu Or acrobate qui descendait des cintres, les chevaux et cavaliers métallisés comme à la parade (qui donnaient dans Walkyrie [photos ci-dessus] la plus folle des Chevauchées imaginables), les vraies forge et forêt (et Fürchte qui pourront aller avec celle-ci dans Siegfried [photos ci-dessous]), Fricka et son attelage bélier, les très beaux masques, la discipline fantastique d’exécution dans le détail (les figurants promus eux-mêmes acrobates), tout cela, cette

fête du visuel, n’aurait été que peu de chose sans la fantastique capacité de sympathie de McVicar à l’égard de ses personnages — et par ricochet de nous, les spectateurs. Car ça nous fait un tout autre effet, ça nous touche tout à fait autrement, des personnages (et des interprètes, par là même) qui visiblement se sentent aimés, dont leur manipulateur sait tirer les virtualités enivrantes dont eux mêmes ne se doutent pas, et plus d’une fois il leur demande un peu plus que ce qu’eux mêmes voudraient donner. On l’a vu avec son Siegmund puis son Siegfried, Simon O’Neill et Lance Ryan, tous deux inconnus pratiquement la veille, et d’emblée animés d’un naturel, d’un enthousiasme qui étaient aussi une fraicheur — vertu  devenue inexistante chez le chanteur wagnérien, depuis que c’est à coup de concepts (ou pour mieux dire Konzepte) qu’on le fait avancer.


Un an vide a été laissé entre Siegfried et Götterdämmerung, la direction de l’Opéra du Rhin passant entre temps de M. Snowman à M.Clémeur. Celui-ci nous donne ce dernier volet, dûment annoncé et impatiemment attendu. Mais la plus persistante rumeur circule comme quoi ce Ring qui fut de bout en bout triomphal, et s’est achevé en apothéose, non seulement ne serait pas monté dans l’ordre dans une même saison (ce qu’à la rigueur on veut bien comprendre, vu les servitudes de l’Opéra du Rhin, où l’orchestre doit honorer par ailleurs ses missions de Philharmonique de Strasbourg et ne saurait assumer un planning si dévorant) mais même ne serait plus repris du tout, la production n’ayant plus qu’à mourir de sa belle mort. Notons au passage que McVicar a pour sa part satisfait à son obligation contractuelle, qui était d’inscrire ces quatre étapes du Ring dans un même dispositif de base, dont l’habileté magique des éclairages, la beauté aussi des teintes et des matières ont su faire à chaque tableau le plus changeant et individuel et réel des lieux scéniques. Espérons qu’après le consensus d’ovations saluant la fin de Götterdämmerung [photos ci-dessous] il n’en sera rien, et qu’on reverra, ensemble ou échelonnés, à Strasbourg ou sinon ailleurs, ces merveilles. On serait Strasbourg, c’est sur place, au lieu même de leur création, qu’on aurait le légitime amour-propre de faire admirer des wagnériens de partout cette production exemplaire, qui s’était passée de coproducteurs.

Avec Claus Peter Flor Siegfried avait trouvé un chef qui en animait et agilisait la fluidité ludique : ce qui allait éminemment à l’esprit ludique d’une production bourrée de détails techniques (des précisions, comme à la forge : pas des gags gratuits) fonctionnant bien, et de poésie, et au format pas encore trop heldentenor de Lance Ryan. Avec Götterdämmerung l’orchestre retrouve Marko Letonja, qui s’en était déjà fort bien arrangé dans Walküre, et qui devrait être demain son patron permanent. Heureux retour, pour un orchestre qui longtemps fut le seul en France à savoir son Wagner mais depuis un peu de temps flotte sans rênes ni routines, sauf celles de l’à peu près. Quelque chose de plus étoffé et nourri vient à la sonorité d’ensemble, avec du sombre, de l’intense, une sorte de feu parfois, donnant aux scènes les plus soutenues le soutien dont elles ont besoin. Mme Charbonnet pour la première fois depuis qu’on la connaît semble avoir jugulé le vibrato criard qui longtemps a dénaturé sa belle et bonne voix et nui à une présence scénique, un abattage et une autorité qui sont de premier ordre. M. Ryan aussi a su de bout en bout chanter, trouvant des ressources purement lyriques au III et lançant un ut à gorge déployée qu’on n’a certes pas entendu à Windgassen, si souvent Siegfried sur cette même scène. Très bons Gunther et Gutrune, elle surtout, de Robert Bork et Nancy Weissbach. Le seul point noir de la distribution serait Hagen où le timbre de Daniel Sumegi, certes fait impression, jusqu’au moment où le moindre essai de ligne vocale dissipe l’illusion de ces fausses grandes voix. Très bons seconds rôles, la Waltraute de Hanne Fischer étant mise hors pair pour la sensibilité, l’imagination verbale d’un Récit exceptionnel.  Les Filles du Rhin, Mlles Mahikian, McLaren et Bruck-Santos, sont toutes trois passées par l’Atelier du Rhin : casting exemplaire (et mélodieux) qui nous donne une des plus imaginatives et sensibles rencontres avec Siegfried au bord du fleuve dont on se souvienne.

Inflammation réciproque jubilatoire dès leur Prologue, Zu neuen Taten, enthousiasme à hauteur d’univers de l’immolation sacrificielle (annoncée par la splendide et simple majesté de Brünnhilde en rouge venant à nous depuis le fond) : cinq grandes heures ce Götterdämmerung aura été une leçon de simplicité, et de vérité, la beauté y étant en quelque sorte par surcroît. Va-t-on laisser périr cela ? Les dieux du Rhin, certes, sont morts, leurs masques d’or reviennent et pendent défaits en fin de partie, comme pour bien montrer que c’est fini. Et si nous y voyions au contraire un gage que l’histoire, qui s’est si bien rebouclée sur elle même, va nous être racontée à nouveau quelque jour ? On veut y croire.

Opéra du Rhin, Strasbourg, le 25 février 2011
(Photos Alain Kaiser)

A propos de l'auteur

André Tubeuf

André Tubeuf

Né à Smyrne en 1930, André Tubeuf collabore aux magazines Le Point et Classica-Répertoire. Il est l´auteur de romans et de nombreux ouvrages sur la musique.