Qu’une production emphatiquement moderne, et moderne jusqu’à l’agressif, l’insupportable, le cri, au bout de douze ans ait gardé intacte sa part de dérangeante invention, son mordant, et ne se soit en rien démodée, c’est presque sans exemple. Marthaler mettait en scène Katia Kabanova à Salzbourg en 1999, on l’a revue aussitôt à Toulouse coproducteur ; mais la reprise sous Mortier, transplantée dans les ors et le dispositif à l’italienne de Garnier, la montrait gravement pâlie. Ce n’est pas mince mérite à Tomas Netopil d’avoir donné à son splendide orchestre non seulement un serré, une intensité musicale, mais aussi l’essentiel lyrisme (que la direction de Cambreling ne faisait pas ressortir au même degré), tels que douze ans après cette production a la vivacité, le mordant du neuf. Si elle garde intact et même décanté, affiné si possible, le même poids de douleur, le mérite, plus grand et plus rare encore, en est tout à Angela Denoke, présente depuis 1999, toujours aussi svelte, aussi liane, avec la même toujours presque insoutenable intensité dans ses aigus d’une lumière presque taraudante, et d’une liberté de mouvement et de geste incroyable si on songe à la tessiture cruelle, et à sa présence en scène presque sans répit (et sans entracte). Elle est toujours parfaitement entourée, avec notamment Silvasti (Boris), Kaash (Tichon), un parfait Briscein (Kudriach) et l’exquise Andrea Hill (Varvara). Mais décidément, habile en scène (et sachant plaire) comme elle est, Jane Henschel tire vers la caricature ou le vaudeville une figure qu’on peut faire aussi forte et dure et sobre que la Sacristine dans Jenufa. Exemplaire reprise d’une œuvre et d’une mise en scène également admirables : preuve qu’à long terme ce n’est pas l’effet de nouveauté qui a raison, mais la capacité à s’inscrire en classique dans le répertoire.
Opéra-Garnier, le 21 mars 2011
Akhmatova se distingue d’emblée des quelques récentes créations subventionnées d’opéra à Paris: Bruno Mantovani n’a pas comme d’autres eu la fatuité (peut-être à vrai dire payante) de se vouloir son propre librettiste. Christophe Ghristi, mais l’Histoire d’abord, lui ont fourni des personnages, des situations, des sentiments simples et forts, aptes à devenir du chant. L’argument, trop vrai hélas, c’est l’exclusion sous Staline d’une poétesse; Leningrad assiégé qu’il faut quitter; le drame qui en vient aux siens aussi. Action linéaire, fluide, qui ne s’égare pas en incidentes et commentaires, mais suit et avance, comme le très élégant dispositif (Wolfgang Gussmann) le lui permet ; les lieux sont aussi caractérisés qu’ils peuvent l’être : jusqu’à un train, aux lumières étonnantes, à la fois suffocant et magique. Tout le travail de Nicolas Joel a été d’imaginer ce dispositif, l’obtenir, et en exploiter la logique : des personnages qu’on a faits évidents et forts s’y installent naturellement, et n’ont pas besoin de contorsions. Grand merci au livret de n’avoir pas fait un débat d’idées avec cette descente aux enfers de la poétesse bâillonnée, mais une action dramatique, ponctuée en tableaux, rythmés, brefs, pas verbeux; et aussi aux panneaux coulissants de permettre que, coïncidant au demi soupir près, cette action et sa dramatisation à l’orchestre ainsi se complètent, s’expliquent l’une l’autre : ce qui devrait être vrai de tout opéra sans exception. Intelligibilité pour les mots, quand quelques caprices (bénins) de prosodie ne les disloquent ou ne les raccourcissent pas inutilement ; lisibilité pour les situations ; tissu orchestral sous-tendant l’action et la commentant sans systématiquement la recouvrir (parfois quand même) ; quelques admirables détails instrumentaux ressortant très à vif : pour un coup d’essai dans un cadre et une durée de développement tels, c’est pour Mantovani un coup de maître. La distribution y est pour quelque chose, précise et soignée dans le détail. S’en détache légitimement Janina Baechle, sobre, noble, verrouillée, intérieure, son opulente texture de grand mezzo se jouant de la tessiture et de l’intonation ; son fils est Attila Kiss, assez remarquable jeune ténor hongrois, véhément et tendre (et intelligible) ; malin détournement de haute contre hors baroque, l’assez sensationnel Christophe Dumaux en commissaire du peuple ; très touchante Varduhi Abrahamyan en Tchoukovskaïa : la lecture à deux, décalée, entre elle et Akhmatova est un des très bons moments, presque silencieux, de l’action musicale. Mais il faudrait citer tout le monde. Pascal Rophé tient et mène l’orchestre à l’infinitésimal près. Réconfortante soirée. L’opéra aujourd’hui peut, s’il veut, et si Sire (un Sire très français) le Compositeur veut bien sortir de son autisme, travailler sur la sensibilité et pas sur le concept, et penser que le public a tout à fait des oreilles prêtes à entendre. MM. Mantovani et Ghristi ont eu cette simplicité d’esprit, le public les en a remerciés. Une œuvre d’aujourd’hui applaudie avant même que se taise la musique, une première parisienne sans huées, ce n’est pas souvent.
Opéra-Bastille, le 28 mars 2011
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