À Bastille, de Schubert au Crépuscule des Dieux

Elisabeth Leonskaya

Le plus beau, peut-être, le plus discret sûrement, soir de piano de la saison a eu lieu dans un Amphithéâtre Bastille comble où, cent grandes minutes durant, on n’a pas entendu une toux, pas une mouche voler. Elisabeth Leonskaya jouait Schubert sur un splendide Steinway qu’elle avait fait accorder par l’accordeur de Richter, à qui la soirée aurait pu être dédiée. Mais il sonnait comme un très beau Bösendorfer le plus souvent, avec une sorte de tendresse et de pudeur, de retrait de son, partout où la musique l’appelle : et l’Allegretto en ut mineur, tout le départ et l’Andante de la petite la majeur, D664 profitaient immensément de ce côté légèrement heurté, délicieusement irrégulier, suprêmement chantant et, si l’on peut dire, promeneur, du flux sonore.

Mais la Wandererfantasie montrait assez que la lionne n’avait jusqu’ici fait que ronronner ! La virtuosité prestigieuse, légendaire, martelée a cinglé, comme si les réserves accumulées d’énergie, de douleur aussi, étaient  d’un coup libérées. Douleur, oui. Là est la matière première morale de cette façon de jouer Schubert, qui donne une si chantante qualité de lumière noire à tout ce qui lyriquement semble ne rien faire que se laisser aller, mais vous saisit à la gorge comme à l’andante de la sonate, murmuré, ou à l’adagio lancinant de la fantaisie, où le lied In der Ferne de Schwanengesang soudain émerge de la glace et de l’oubli. Lancinant, poignant, à vous mettre à genoux : et ce n’est pas Richter maintenant, c’est Serkin dont l’humilité héroïque (restée sans héritier hélas) se fait entendre.

C’est d’ailleurs une fureur Serkin qui en seconde partie cingle le fracassant Allegro de la grande la majeur, D959. Ce serait presque lui aussi dans la promenade hantée en fa dièse mineur de l’Andantino et la fissure, l’abîme vertigineux qui soudain s’y creusent, si la dimension réduite (Dieu merci, justement réduite) de l’auditorium ne suggérait à la pianiste de tenir un rien les rênes à ce déferlement sonore qui l’emplirait et nous aveuglerait. Deux Impromptus encore, dont un sol bémol devenu ce chant sur place, qui ne va nulle part, miroite dans sa propre miséricorde, et pourrait (devrait) ne pas finir. Seul Schubert permet de telles soirées de piano. Mais seule la lionne Leonskaya détient encore la clé de ce service, cette humilité héroïque.

Amphithéâtre Bastille, 1er juin 2011

 
Le Crépuscule des Dieux



On a beaucoup hué le metteur en scène à la fin du Crépuscule des Dieux, des huées d’un son d’ailleurs étrangement calme, et comme de routine ; longues (patientes) mais sans passion. Etrange. Je n’attendais rien de Günter Krämer hier, ayant assez dit pourquoi j’avais détesté son Siegfried, rempli d’un ressentiment aigre à l’endroit de ses personnages, et de tous les dieux, héros et icônes de la germanité. Siegfried ce soir n’est pas fait moins niais, et le massacre final au pistolet des dieux du Walhalla ne me plaît guère. Mais comment ose-t-on huer une mise en scène sans ambition ni génie peut être (mais pleine de très excellents et très révélateurs détails : on sait son Wagner, ici), mais explicite de bout en bout, dont les personnages sont nettement profilés, avec des motivations claires ? Le public de l’opéra de Paris n’a pas vu de Crépuscule sur sa scène depuis plus d’un demi-siècle, voici un Ring enfin complété, le premier depuis un tout entier. Il ne résout pas tous les questions, Dieu sait, mais il met le spectateur à même de se les poser en pleine connaissance de cause. N’est-ce pas dans un théâtre de répertoire, et pour un public aussi petitement informé de son Wagner que le public de Paris, la première vertu ? Je doute qu’il y en ait eu dans la salle beaucoup qui aient vu autant de Ring que moi, et depuis plus longtemps. Deux ou trois m’ont enthousiasmé, je ne peux pas dire qu’aucun m’ait satisfait, les intentions, les virtualités du Ring sont trop débordantes, parfois contradictoires aussi, pour qu’aucune lecture suffise. Même Wieland, même Chéreau. Hans-Peter König (Hagen) et Peter Sidhom (Alberich)Celui de Krämer certes n’illumine pas, mais n’occulte rien, et traite le sujet (vertu qui n’est pas à la mode). Il se suit et s’explicite, il fera de l’usage : et le Crépuscule en est sûrement la plus forte soirée, notamment par sa qualité musicale (mais cela à l’Opéra commence à aller de soi : on le doit à Philippe Jordan ovationné — par son propre orchestre aussi), mais vocale aussi, d’absolument premier ordre. Je ne me souviens pas d’avoir eu jamais pareil trio de Gibichungen : une Gutrune à vraie étoffe dramatique et lyrique, Christiane Libor, voix vibrante et qui impose ; Iain Paterson, étonnante silhouette et dégaine de Gunther, personnage d’une palpabilité et d’une individualité remarquables, vocalement à la taille d’un Uhde et dont la conception, qu’on le remarque en passant, est toute de Krämer ; comme est de Krämer ce Hagen cloué au fauteuil roulant, immobile et d’autant plus saisissant quand il laisse aller dans ses appels aux vassaux son torrent de gigantesque voix noire : Hans-Peter König, visage débonnaire à la Greindl. Un Hagen qui a presque tout d’un formidable Sachs, ça se salue bien bas ! Un peu victime de ce contexte, le toujours excellent Alberich de Peter Sidhom, trop présent, mais trop caché.

Splendides Filles du Rhin, on les connaissait, elles méritent qu’on les nomme : Mmes Piccolomini, Stein et Sindram, épatantes en Nornes d’abord, sur un orchestre maintenu murmurant, où on ne croit entendre que des pressentiments.

Les Filles du Rhin

Sophie Koch (Waltraute)Splendide Waltraute de Sophie Koch, star dans un rôle bref mais star, dont elle n’a pas exactement la voix : le gras un peu huileux manque, qui donnait leur poids purement vocal (outre l’art de dire) aux Anday, Branzell, Onégin et Klose du passé : elle est plus proche de Thorborg, ce qui n’est pas un mince compliment. Et quelle silhouette ! Et quelle installation tragique, d’un coup ! Le rapport avec Katarina Dalayman (Brünnhilde) dans leur empoignade brève installait le choc des présences en fin d’un premier acte peu animé, où la scène des Gibichungen, malgré son excellence vocale, faisait un peu (comme toujours) tunnel. S’y enchaîne l’arrivée de Siegfried avec le Tarnhelm, invention géniale de dédoublement, ici réalisé par Torsten Kerl et Iain Paterson avec une plausibilité, une palpabilité rares. Cette fin d’acte, que Jordan conduisait à son climax avec un sens du timing et des gradations sonores saisissantes, méritait ovation.

Le 2e acte traîne un peu, avec son côté Festwiese, fête de vin du Rhin (déjà montrée dans le Siegfrieds Rheinfahrt qui achève le Prologue, assez platement cabaretier) ; on s’aperçoit que le plateau est bien grand quand on y fait si peu de chose, nécessairement, autour d’un Hagen immobile. Dalayman n’y aura pas la noirceur amère de voix qui suffisait à une Mödl, une Varnay, éminemment une Leider, pour emplir l’espace. La couleur de Torsten Kerl, si vaillant, si engagé, est bien claire aussi (et même galante, çà et là). Ni Helle Wehr niTorsten Kerl (Siegfried) Betrug ni surtout la méditation dans son coin de Brünnhilde trahie n’aura le poids pur, le relief vocal. Attendu. Sans doute les chœurs d’homme (superbes), Hagen aussi, en avaient eu trop.

Le 3e acte est serré, poignant, une seconde de défaillance de Kerl dans son récit n’empêche pas sa performance ici, déjà avec les Filles du Rhin, méditative, joueuse mais angoissée, pleine de pressentiments, de se hausser au mémorable, avec un Heilige Braut final d’une largeur sensible épanouie de vrai ténor, encore (presque) frais après tout ce marathon. Comme Dalayman, qui a porté de bout en bout sur son visage le masque, les regards flamboyants surtout, de la Brünnhilde de grand format, celle qui a l’endurance pour vertu première, au point d’apparaître quelconque (ou interchangeable) dans Siegfried et Walküre, pour ne s’épanouir de timbre, de puissance, de traits, qu’ici. La masse de son est énorme, libre, vibre mais sans stridences. Lui manque, de par sa stature même, la majesté soudain haussée au format cosmique. Mais ça, depuis Mödl, Varnay, Nilsson… (même Behrens, qui avait la majesté, n’avait pas la couleur).

Orchestre, on l’a dit, sublime. Dans ses gradations dramatiques ; dans le détail instrumental des timbres (certains jamais détachés ou plutôt suggérés avec cette netteté, passant dans le flux sonore comme des ombres) ; dans la somptuosité menaçante de cuivres qui ne forcent pas, de percussions claquantes et sans clinquant ; dans la continuité, le discours sonore obéissant au parcours dramatique que fixe Wagner poète, et qui demande d’incessants et subtils rajustements de niveau sonore, d’intensité, de timbre. On n’en finirait pas de détailler cela. On attend Philippe Jordan et son orchestre dans Mozart, le Mozart de Cosi, demain : on entend déjà les timbres, la qualité kammermusik qu’il a su maintenir dans le Wagner qui semble l’appeler le moins, partout où c’est possible.

Musicalement et vocalement, soirée éminente. Revenons à la mise en scène…  Il est probable qu’en refusant aux héros wagnériens, là où ils ont la tête épique, ce qui les fait héros et épiques, c’est-à-dire aussi la distance et la différence démontrées par le costume (pas forcément des braies et des peaux de bêtes, mais sûrement pas ces tenues de chefs de rayon ou de dame pipi qu’on leur fait à tous depuis bien vingt ans, ou ces uniformes de soldatesque nazi obligée), on les décale à la fois de la musique, qui dit autre chose, et de leur chant, qui parle autrement. Le moins qu’on doive dire, c’est que la soirée d’hier était à l’égard de ce crime fondateur (et qui remonte loin) presque innocente.

Opéra Bastille, 3 juin 2011.

A propos de l'auteur

André Tubeuf

André Tubeuf

Né à Smyrne en 1930, André Tubeuf collabore aux magazines Le Point et Classica-Répertoire. Il est l´auteur de romans et de nombreux ouvrages sur la musique.

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