Le pire reproche qu’on puisse adresser à une mise en scène, c’est qu’elle expose et même surexpose les défauts scéniques, dramatiques, et d’abord littéraires de l’œuvre qu’elle prétend servir — et il est rare que sa validité musicale y survive. Le livret de Hamlet est embarrassé, verbeux, paralysé devant Shakespeare que le public français aime (alors qu’il se fiche de Goethe). À Faust les mêmes Barbier et Carré donnent des péripéties et des personnages ; ici ils mettent (croient-ils) des idées, pensant que l’allusion, le mythe suffira. Mauvaise base. Vincent Boussard dépouille Hamlet de ses accessoires, le décoratif d’époque, costumes, figuration ; l’autre pièce (essentielle, spectacle en soi) que jouent les baladins en est schématisée jusqu’à disparaître ; pour se noyer, Ophélie, sans fleurs ni compagnes, se contentera d’une baignoire. Les péripéties gommées, règnent les mots, et Sire le Mot fait ici à Shakespeare exactement ce que le colonel nazi dit faire à la Pologne dans le To be or not to be de Lubitsch. De toute façon, le chant en tant que chant n’a plus aujourd’hui l’aura vocale superstar qui en d’autre temps suffisait à sacrer Hamlet grand opéra (le temps de Faure et Christine Nilsson, puis de Renaud et Calvé ; enfin aux années 30, Endrèze et Eidé Norena).
Les interprètes à Strasbourg sont aussi bons que possible, mais leur talent et leur présence ne suffisent pas à faire situation. Stéphane Degout assume pleinement, bravement son premier Hamlet ; ligne, style, tenue de voix sont irréprochables ; mais la part de mystère, l’aura star, qui font de Hamlet un grand rôle d’opéra, sa tenue noire passe partout et la morosité ambiante ne les lui fournissent pas. Un jeune grand chanteur mérite pour un rôle pareil une mise en scène à sa taille. Ana Camelia Stefanescu n’a pas pour
la sublime scène dite du livre la culture vocale française qu’il y faut (et il n’existe probablement pas aujourd’hui de chef de chant qui puisse la lui communiquer) : elle y réussit néanmoins un effet d’aparté sensible, discret, assez émouvant. Sa folie (sans compagnes ni fleurs) est très brillamment donnée, avec certes plus de richesse de timbre et d’aplomb que telle collègue cotée au box office : brillant coup de casting. En entendant Marie-Ange Todorovitch, on comprend qu’à l’origine on ait distribué Gertrude à une Litvinne : rôle secondaire, mais à la tessiture cruelle, très laborieusement affrontée ici ; sa robe rouge (seule couleur de la soirée), puis son grotesque décorsetage, ne sont pas un cadeau. Nicolas Cavallier a pour Claudius sa réelle prestance et son aplomb scénique.
Patrick Fournillier donne vie et mouvement au Symphonique de Mulhouse, excellemment, mais ne peut donner aux cuivres, très sollicités, l’étoffe qu’ils n’ont pas. Effort musical très applaudi, et succès public pour l’ouvrage, qui affirme son reste de charisme : il faut qu’il en ait pour survivre au dernier acte tel qu’on nous le fait (les fossoyeurs, le cercueil d’Ophélie, le cinéma qu’Hamlet fait dessus, le retour du spectre), qui touche à la caricature.
Strasbourg, 21 juin 2011
(Photos de la représentation : Alain Kaiser)
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