Célébration Mahler
Il y a quelque chose de forcément agressif dans ce qu’on pourrait appeler l’enthousiasme du timbre ; et les jeunes du Mahler Jugend Orchestra sont jeunes, et brillamment jeunes, enthousiastes. Il y a tant de timbres dans Mahler, même là où il les fond avec une économie de textures et de suggestion (rare chez lui, il faut bien le dire) que nos jeunes gens nous gâtent un rien notre paysage du Lied von der Erde, notamment dans le dernier volet, Abschied, où mystères, estompes, suggestion sonore certes il y a. Ce qui y rôde, soupire et frémit pourrait être rendu de façon moins assertive. Mais quelle splendeur d’instruments ! Quelle flûte ! Quel hautbois ! Quel violoncelle ! Nul doute qu’en fin de tournée européenne (Paris était leur point de départ : essuyait les plâtres, en quelque sorte) du fondu se sera mis entre tant d’aspérités, rançon d’un engagement. pareil. Il faut dire que tous ils semblaient manger dans la main de Philippe Jordan, à peine leur aîné, qui lui aussi en était ce premier soir à tout contrôler (et de quel gant de velours) et relâchera l’étreinte, laissera davantage aller. Deux solistes suprêmes. Thomas Hampson n’aura jamais, ni aucun baryton, le pianissimo hanté, soupiré, qui met les Ewig… de la fin si merveilleusement dans le mi et le ré graves d’une mezzo ou, mieux, alto. Mais la façon dont il modèle et amplifie, épanouit et laisse flotter les longues difficiles phrases tendues (et aiguës, Dieu sait), la sobriété, la neutralité interprétative exemplaire, la souveraine distribution de la sonorité, de la résonance plutôt, de la projection aussi, en sorte que tout mot soit fait musique mais, pas moins, soit compris comme mot : tout cela nous donne mieux qu’une performance suprême, une vision, et vue de haut, de très haut. La surprise vient d’ailleurs de Burckhard Fritz, qui offre à la fois résonance (et une résonance musicale, pas vocale seulement) jusqu’à l’extrême du Trinklied initial, aux éclaircies poétiques déchirantes, et dont chaque mot est à la fois sens, et musique. C’est plus facile au disque qu’en direct. Sensationnel.
Il faut bien dire qu’avant ce Mahler proportionné, trouvant sa durée, son équilibre et son économie dans l’obéissance aux mots qu’il met en musique, le manque de contrôle de l’andante de la 10° apparaît simple dévergondage moral. Il se complaît dans ses vingt minutes de durée, sans aucune raison de ne pas arrêter, et d’offrir encore un anneau du serpent de mer. On se demande pourquoi il s’arrête. On peut se demander pourquoi il commençait.
TCE, 5 avril
Freischütz
On commence par affirmer une admiration inconditionnelle pour tout ce que John Eliot Gardiner réalise de musique avec son Orchestre Révolutionnaire et Romantique et son Monteverdi Choir : la loyauté sonore des timbres, la rigueur, l’exactitude, à la fois l’allant, et l’allure et d’abord cette fantaisie sonore, cette dilatation d’ordre à la fois physique et spirituel, devenue si rare, et qui s’appelle tout simplement joie de jouer. Quant à ce qu’on lui doit en Berlioz, on le sait de reste.
Etait-il pour autant nécessaire de nous donner le Freischütz en version Berlioz ? A l’époque, où certes Paris ne l’aurait pas régulièrement accepté en v.o (Schröder-Devrient a chanté Agathe en 1830, aux Italiens), le geste de 1841 était pieux, avait un sens. Berlioz acclimatait Weber. Nous n’en sommes plus là. Si peu au fait que Paris soit du Freischütz d’origine, c’est quand même lui qui a inauguré scéniquement (eh oui) le Théâtre des Champs Elysées tout neuf ; le Châtelet (où on découvrait Studer en Agathe en 1988), le TCE ensuite l’ont donné ; même l’Orchestre de Paris avec Eschenbach essayait voici moins de dix ans cette version française. On aime aussi à croire que tout curieux d’opéra a dans l’oreille Freischütz tel qu’il sonne en allemand, avec sa naïveté pieuse, sa plénitude sonore, si possible les couleurs d’orchestre de la Staatskapelle de Dresde, si possible le rayon de lumière de la voix d’Elisabeth Grümmer en Agathe.
Si Gardiner avait disposé d’un metteur en scène et d’une équipe de chanteurs comme le disque et Jean Pierre Brossmann au Châtelet les lui offraient (ou imposaient ?) passe encore. L’expérience, quoique forcément onéreuse, aurait un sens, disons, élitiste, festivalier. Mais à l’Opéra Comique nous trouvons côté chant le même petit format qu’on y a connu dans Mignon et Cendrillon et qui apparemment lui convient, puisque les chanteurs sont de son choix, plus côté mise en scène un Dan Jemmett (déjà bien empoté dans son Béatrice et Bénédict) et plus absent encore si c’est possible que ne l’était Adrian Noble pour Carmen. Sont-ce là des choix, vraiment ? Ou des désespoirs de cause ? On pourrait croire que le rideau se lève sur l’Elixir d’amour ; si francisation il y a, c’est dans la frivolité, Freischütz devenant l’échantillon allemand anodin d’une histoire de village comme il s’en fait ailleurs en Europe, avec autour un peu de forêt et de fantastique façon Dame Blanche. Quand on sait la densité, l’impact de Freischütz pris dans ses propres termes, c’est singulièrement abuser, et priver le spectateur. Tout cela est d’ailleurs chanté petit, petit, modèle Cendrillon et Mignon encore, et les explosions vocales incontrôlées et grimaçantes de Gidon Saks en Gaspard font en contraste tout l’effrayant de la Gorge aux Loups : un fais moi peur de préau. Après dix phrases prometteuses (de charme, gentillet), le Max d’Andrew Kennedy disparaît; la délicieuse Sophie Karthäuser n’offre d’Agathe que l’idée, on lui sait par ailleurs plus de rayonnement (sinon projection vocale) possible. Dans ce contexte le simplement vivant Kilian de Samuel Evans ferait star ! Est-il possible que tant d’idées et d’idéal, tant de talent aussi mis aux timbres d’orchestre (dix fois plus présents que les voix) aboutissent à cette bluette ?
Opéra Comique, le 7 avril
L’Affaire Makropoulos
Il est rare que se fassent attendre longtemps dans une production signée Robert Carsen les figurants (ou accessoiristes), les chaises (ici escabeaux et mobilier de bureau), tout un va et vient qui crée une animation scénique annexe, mais qui meuble, et va parfois suffire ; ajoutons une direction d’acteurs toujours excellente, et une idée décorative qui bluffe. Ce Makropoulos ne manque pas à la règle. Emilia Marty étant cantatrice, des rappels qui se répètent la font aller dos tourné à nous vers une rampe imaginaire située au fond de la scène dans chaque fois un nouveau costume de théâtre qui marque les siècles qui passent, et sa propre séculaire longévité. Brillantissime et efficace idée, qui meuble légitimement tout le temps du prélude, et ne prend la place de rien d’autre. Mais que le deuxième acte entier nous installe dans Turandot est largement plus embarrassant, pour le spectateur (on n’a pas dit le contribuable) bien inutilement épaté (bluffé) mais les acteurs aussi, et l’action scénique, qui s’en dépêtrent mal. Au début du III (après un entracte, bien inattendu dans une œuvre si courte et ramassée) l’animation deviendra agitation, pour ne pas dire hystérie. Dieu merci le plateau se dénude, nous voilà désencombrés et l’héroïne peut nous donner une très admirable scène finale (scène à vrai dire qui demeure la seule forte justification d’une œuvre qui est plus arbitraire et factice qu’elle n’est mystérieuse ou métaphysique). Cheryl Barker y est émouvante, sobre, excellente, après s’être montrée bien quelconque sous trop de déguisements trop cherchés. Elle est bien entourée, notamment par Martin Barta (Prus), Charles Workman (Albert Gregor). Hélas l’épaisseur de pâte, la lourdeur sonore de l’orchestre empêchent qu’on prenne aucun plaisir sonore au travail d’orfèvre instrumental de Janacek. Est-il concevable que des impératifs de programmation imposent que l’Opéra du Rhin confie Janacek au Symphonique de Mulhouse , alors qu’on met le Philharmonique de Strasbourg dans Cimarosa ?
Strasbourg, 10 avril
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