Il faut évidemment aller entendre Tannhäuser à Bastille, y courir. Musicalement, vocalement (ceci déjà n’est pas un mince exploit), c’est somptueux. Et peu importe l’éventuelle menace de grève. Déjà à sa création en 2007, plus d’une fois ce Tannhäuser a dû être joué sans décors, sa mise en scène étant réduite à ce qu’en font les acteurs. Il ne s’en portait que mieux. En vedette dans un bon cast, il y avait alors Eva Maria Westbroeck en Elisabeth et en attraction Matthias Goerne en Wolfram débutant à Paris, dont les rôles de scène se limitaient à presque rien. Au pupitre Ozawa, flamboyant certes, mais pas vraiment assez routier de théâtre pour établir le contact entre fosse et plateau (plus les chœurs, ici périlleux), et le maintenir.
Sir Mark Elder est un moindre nom. Mais c’est un de ces kapellmeisters à l’ancienne et à l’anglaise, pas tout à fait un Beecham autrefois, mais un Pritchard plus près de nous, qui font marcher une œuvre à l’affection : une affection gourmande, qui peut sembler nonchalante, ne se complaît pas à dix climax à coups de fouet (même au Venusberg qui s’y prête pourtant). Mais la sonorité de l’orchestre s’en trouve tout naturellement à la fois raffinée et exaltée, avec des moirures, des velours, des soies, toute une sensualité du tissu sonore où des instruments très solistes (la harpe, la clarinette basse) prennent un relief saisissant. Pas de meilleur test pour un orchestre que d’être aux mains d’un chef tel que celui-ci, qui ne cherche pas à le faire briller, mais fait qu’il joue bien, le mieux possible : et c’est l’œuvre qui brille. L’orchestre de l’Opéra dans sa plus moelleuse et rutilante forme y répond idéalement. Et comme les chœurs de Patrick Marie Aubert ont dix occasions ici d’afficher leur forme sonore, Wagner se porte bien.
On avait entendu Nina Stemme dans ce même rôle d’Elisabeth à Genève il y a quelques années. Elle a chanté depuis, toujours avec la même souveraine assurance, bien des Isoldes et désormais Brünnhildes aussi. Que l’instrument vocal ait maintenu cette splendeur, ce galbe et cette égalité en matière de son, en pleine généreuse vibration et sans qu’en rien ça bouge, c’est le chef d’œuvre de la discipline prenant en charge ce fait de nature désormais rarissime : une grande voix qui naturellement croît, s’arrondit, se corse, se cuivre et reste un parfait instrument de musique. La présence, l’autorité scénique ne sont pas moindres. La façon dont cette Elisabeth stoppe l’élan des autres au concertato du II, déployant les longues phrases de Der Unglücksel’ge, en dit long sur l’aplomb de l’actrice. L’aplomb de la chanteuse n’est pas moindre : la nuance piano de bout en bout maintenue, et même un rien éteinte, dans la Prière du III, la tendresse désespérée de sa protestation (Heinrich ! Heinrich ! Was tatet Ihr mir an ?) au début du II sont, simplement, de très beaux et purs moments de grand chant classique.
Christopher Ventris n’est pas dans la même classe intouchable. Mais son tout premier Tannhäuser montre une articulation poétique enviable dans les trois strophes de Dir töne Lob, d’ailleurs montées par degrés avec vaillance. Il devra s’arracher les Erbarm dich mein de la fin du II, mais ils sortiront (performance déjà en soi), et il retrouve de l’accent (sinon vraiment de la couleur) et du nerf (sinon vraiment de l’ampleur) pour son Récit de Rome. Le personnage de scène est vaillant, adroit, éminemment montrable. De quel autre Tannhäuser depuis bien longtemps a-t-on pu en dire autant ? La participation française, à côté de ces deux-là, est forte. Sophie Koch escalade les aspérités du Venusberg avec une facilité, une maîtrise, un sang-froid vocal sidérants. Et quelle ligne sculpturale de chant (outre la silhouette, d’une grâce qui sied bien à Vénus) !
Stéphane Degout a ses Hamlet derrière lui désormais : la voix a pris du corps, davantage de gravité mâle, avec quelque chose de douloureux qui va bien à Wolfram. Chant de concours exemplaire, Romance à l’étoile extasiée. Bravo.
On remarque dans le contingent français Stanislas de Barbeyrac (Walther von der Vogelweide), timbre net, ligne bien tenue. L’ensemble des Chevaliers est d’ailleurs excellent (des individualités, des timbres), soulignant en contraste la grisaille absolue du Landgrave, Christof Fischesser (Hermann), tant le timbre que le personnage.
Tout ceci n’en passerait que plus parfaitement, tant la matière musicale est bonne, si on fermait les yeux. Ah nuançons ! Non que ce que nous montre Mr Carsen soit laid, ou encombré ou fumeux (comme certain Faust à d’autres soirs). La tête sur le billot, Mr Carsen continuerait à faire chic, et indéniablement tel de ses tableaux (les silhouettes, ombres et lumières à la fin du II) a de l’allure. On sait d’autre part comme il excelle à diriger ses acteurs (pourtant ici, on remarquera que Nina Stemme, forte et grande actrice et qui pour l’être n’a pas besoin qu’on la dirige, exécute en traînant un peu les pieds ce que la mise en scène l’oblige à faire : signe fatal).
Le malheur est qu’ici on pense et invente, et que ce Tannhäuser est plein de fausses bonnes idées, ou plutôt que d’un bout à l’autre il est une seule fausse bonne idée, qui en entraîne beaucoup de très mauvaises. Faire des chanteurs du tournoi de la Wartburg voulus par Wagner des peintres à la recherche du Beau Féminin Idéal (et en mal de galerie) n’est à la rigueur qu’une gaminerie, mais en trois heures et plus de spectacle ce genre d’astuce de potache a vite fait long feu. Elle donne une réponse aux questions que Wagner ne pose pas (par exemple : quoi montrer pendant l’Ouverture ?), meublant la scène, emplissant les temps morts (et il est vrai qu’il y en a, des tunnels, dans Tannhäuser !), mais esquive les problèmes qu’il poserait, si on voulait vraiment l’approfondir. Cela s’appelle tape à l’œil ou bluff, au choix.
S’y ajoute une imposture peu aperçue mais caractérisée : les surtitres traduisent autrement ce que les chanteurs continuent à dire, pour camoufler la façon qu’a la mise en scène de trahir le texte. C’est d’un bien petit courage intellectuel, de si peu assumer son droit au contresens ; comme c’est d’un tout petit courage de ne nous montrer que le côté pile des tableaux que tous ces messieurs peignent, et jamais leur côté face. C’est très explicitement que Wagner, lui, nous expose et nous fait entendre dans le chant de Wolfram, Biterolf et Tannhäuser, de quelle façon palpablement (pour nous, auditeurs) différente ces trois artistes chantent l’amour. Ainsi ce gadget des tableaux d’une exposition sert à effacer une vérité, qui était là, pour en proposer une autre, qu’on se garde bien de nous montrer. Caprice. Mais on a pu passer en scène les petits fours.
Il y a carrément plus grave. L’assimilation finale que M. Carsen nous propose, ou plutôt impose, entre Venus et Elisabeth/Marie — ces deux figures expressément voulues par Wagner comme antithétiques, irréconciliables —, ôte tout sens à l’esprit d’intercession, de pénitence et de rédemption (l‘innocence prenant en charge le péché d’autrui) qui constitue, que le metteur en scène le veuille ou non, le ressort même de l’ouvrage. Remarquable lâcheté : on entend Wolfram dire qu’il savait trouver ici Elisabeth im Gebet, en prière : or elle est là, couchée comme Venus, en tenue de Venus, et se tortillant (en rêve, ou fantasme). Eh bien c’est tout simple, le surtitre efface l’état de prière. De l’art de faire dire aux choses ce qu’on veut qu’elles disent.
Que plus d’une fois l’Artiste en général (et Wagner en particulier) ait rêvé cette conciliation comme désirable dans la vie, que Venus soit en même temps Marie, on le veut bien ; mais qu’elle s’accomplisse dans cette œuvre-ci et sur scène, les deux dictant mêmement au peintre son geste, et que cela aboutisse à l’exposition de tableaux sur l’Eternel féminin qui fait l’apothéose de ce feuilleton, c’est trop demander. Ou alors il faut ajouter un tableau vivant à une mise en scène qui fait danser un pas de tango à Venus et Marie embrassées. Qu’on nous montre Wagner en douillette de brocart étreignant cet archétype moderne de l’Artiste, son Metteur en Scène en bleu de travail, pour le remercier de l’avoir si heureusement complété, amélioré, corrigé.
Opéra-Bastille, le 6 octobre 2011
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