La Bohème à Strasbourg




Acte I (Photo Alain Kaiser)

Un hasard sans aucune malice fait qu’on enchaîne deux spectacles signés (ou faut-il dire : griffés ?) Robert Carsen. Tannhäuser à Bastille, repris d’il y a quatre ans ; Bohème à Strasbourg, repris de l’original d’Anvers, vieux, lui, de presque vingt ans. La différence éclatante est qu’à Paris les grands moyens sont mis et qu’un sublime orchestre, au moins trois chanteurs de premier ordre, requièrent assez l’attention pour qu’on puisse fermer les yeux à des manques et distorsions de régie qu’on a ici-même suffisamment analysés.


Acte II (Photo Alain Kaiser)

Rien de tel n’est possible à Strasbourg vu le petit orchestre (Mulhouse, qui assure) et le tout petit cast. Ce n’est pas un reproche. Bohème est d’un charisme lyrique, d’une validité scénique tels, toute émotion s’y transmue si naturellement en chant que de tout petits chanteurs avec peu de voix mais saine (et jolie, quand même) y suffisent. Rôles pour stars, si on est au Met ou à Paris : mais on a vu des débutants y éclipser les vedettes.


Acte III (Photo Alain Kaiser)

Les meilleurs sont ici (et c’est un compliment à l’Opéra du Rhin) les clefs de fa, presque entièrement recrutés à son Opéra Studio, avec mention spéciale au Schaunard de Yuriy Tsiple, et Musette, Agnieszka Slawinska, même provenance. Au milieu d’eux l’encore très neuf (et prometteur) Thomas Oliemans en Marcello ferait presque star. Malheureusement Rodolfo et Mimi, Enrique Ferrer et Virginia Tola sont à la fois au bord de très réelles qualités (de timbre, notamment, et pour lui, même d’aigu, quoiqu’il semble se l’arracher) et en plein dans des défauts qui semblent irréversibles et liés, hélas, à l’usure. Usure déjà, éraillements et perpétuelles inégalités (de timbre, de souffle), de voix qui semblent à la fois pas encore faites, et déjà défaites. On ne sait par quel sortilège Mimi trouve pour le bada de son adieu du III un pianissimo hanté d’anthologie : elle a passé le début du même III à ne pouvoir s’empêcher (et lui aussi) de crier. Serait-ce qu’obscurément la mise en scène les y invitait ? On fait grand tort à Bohème, on ôte beaucoup au capital de sympathie dont jouissent immédiatement ses personnages, si soigneusement étudiés et profilés par Puccini en changeant les données de ce III° acte. Il y a un café à la Barrière d’Enfer certes, et on y boit (et s’y réchauffe et criaille, dedans, surtout Musette). Mais ces maraîchères qui passent l’octroi et font voir au douanier leur marchandise, elles grelottent dans le froid, elles sont tout sauf ces fêtardes kil de rouge à la main, qui se donnent rendez-vous à Saint Michel pour un coup de plus. On n’entend pas de la même oreille le chant puccinien d’une Mimi et d’un Rodolfo qui se font leur scène dans l’horrible hiver quand ils entrecoupent leurs mots d’un coup de vin bu au goulot. Leur duo d’amours contrariées y perd la mélancolie musicale unique qui, ailleurs, ne manque jamais de faire ce III° acte inoubliable. Chanté et montré comme il était, il était seulement odieux.


Acte IV (Photo Alain Kaiser)

Au I, l’exposition (toit plat, neige à ras, espace confiné, individualisation des personnages) est éblouissante de bonne grâce et de bonheur d’expression (scénique). Et aussi le début du II qui s’y enchaîne, la foule soudain, et avec quelle facilité de mouvement et de regroupement. Mais tout capote dès que M. Carsen pense à nous montrer le plaisir, ou plutôt le fantasme qu’il s’en fait.  Voyeurisme rôdeur, jambes en l’air, bof. On veut bien croire que c’était moins éculé il y a vingt ans, mais c’était déjà la banalité, une écœurante banalité. Comment un metteur en scène si connu pour son goût, décorateur et esthète, peut-il si souvent manquer à la forme de goût largement supérieure, au tact qui l’avertirait que ce qu’il montre jure avec ce que le chant et la musique font entendre ? Il ne le ferait pas avec une cravate.

Opéra du Rhin, 21 octobre 2011

A propos de l'auteur

André Tubeuf

André Tubeuf

Né à Smyrne en 1930, André Tubeuf collabore aux magazines Le Point et Classica-Répertoire. Il est l´auteur de romans et de nombreux ouvrages sur la musique.

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