Shakespeare n’y retrouverait pas forcément ses petits, le livret n’est que faiblesse et que fragilités, scéniquement ça n’a jamais été très valide : mais réduits à leur musique — cette musique confiée aux chanteurs, ou plutôt (Roméo étant un travesti) chanteuses qu’il faut, et ces chanteuses délivrées des harcèlements d’un metteur en scène à idées —, I Capuleti e i Montecchi offrent sinon une grande soirée de drame lyrique, du moins nombre de sublimes moments de l’émotion vocale et musicale la plus légitime, la plus délicate.
Les justes ovations de la soirée s’adressaient à deux chanteuses aux qualités très dissemblables, mais dont chacune a poussé les potentialités et exploité les beautés de son rôle à l’extrême, et honoré Bellini selon ses moyens propres. L’action scénique les en aurait probablement empêchées. Vive donc l’opéra en concert, et surtout quand il n’y aurait guère moyen d’amortir sur un long terme, et en les coproduisant, des décors, des costumes, des hallebardes et pourquoi pas, la tendance étant ce qu’elle est, des tenues de tortionnaires nazis ou des battle-dress pour meubler Vérone.
Le début de ces Capuleti n’est guère heureux, avec deux clefs de fa bien neutres dont l’une (le Capulet de Giovanni Battista Parodi, jeune pourtant, déjà épouvantablement usé), et un ténor (Juan Francisco Gatell) performant certes, mais de timbre et d’allure plutôt fait pour le Malatestino de Francesca da Rimini que pour ce qui fut un rôle de Pavarotti. Non pas le drame (qui reste factice) mais la vérité dramatique de Bellini, celle qui ne se dit que par la voix et par l’accent, déboule sur scène avec l’arrivée de Roméo déguisé en ambassadeur de paix, Anna Caterina Antonacci, mise avec une sobriété chiquissime, la simplicité même, mantelet et pantalon, la chevelure libre, sans ornement, et la voix, le chant qui parlent. Le contraste ne saurait être plus grand avec Juliette seule ensuite, parée en princesse, mais avec une même élégance et simplicité (gris tourterelle), et un des plus beaux moments élégiaques (avec cor) que Bellini ait jamais conçus.
Olga Peretyatko a 28 ans, elle est à l’aube d’une grandissime carrière au tout début de laquelle il lui faudra choisir avec un soin extrême, avoir le courage de refuser (de différer) ce qui est trop tentant, trop brillant. Et Dieu sait que directeurs et impresarios tentent, et poussent à la folie suicidaire. Elle nous a fait entendre, dans un rôle qui expose toute la longueur de la voix et la sollicite dans ce qui est le plus difficile à maintenir, un vrai legato, une vraie pureté de timbre et d’intonation, la voix la plus fraîche et franche, la plus richement et naturellement timbrée, la plus simplement émise et projetée qu’on ait entendue depuis Netrebko débutante chantant Donn’Anna à Salzbourg avec les mêmes simplicité et franchise. Il ya plus de velours chez Peretyatko, plus de ressource dans la messa di voce, et un avenir sensationnel qui s’ouvre. Elle a fait ici-même Susanna et Adina, fort bien. La chaleur (un feu fervent possible) dans ce qui est déjà l’aigu annonce une Anna prête (si chef et partenaire jouent le même jeu, toutefois. Sinon, gare !) . Dans le duo avec Roméo on entendra des capacités exceptionnelles d’accorder son timbre, son émission aussi, à deux autres si différents (pour ne pas dire contradictoires) ; de bout en bout de la soirée, lyrisme, morbidezza, simplicité du sentiment, discrétion dans la couleur signaleront une incarnation totale, mémorable.
Inutile de dire qu’à l’entracte, les commentaires opposaient l’astre glorieusement montant à la discrétion d’Antonacci. Eh oui, mais la fin de l’opéra appartient à Roméo et là, ce qui tout d’un coup emplit la scène et soudain suffit, c’est un génie qui ne se limite pas à la voix, et n’est mis en valeur par rien de célestement mélodique (ce que Giulietta a tout le temps). Une salle déjà conquise, mais maintenant médusée, s’est tue et concentrée de façon presque palpable pour suivre Antonacci dans son silence. C’est dans ses soirées seule, avec Era la notte, qu’elle a essayé, rodé, maîtrisé cette façon unique, héritée de Monteverdi, de parlare cantando, avec une pureté de l’italien, une précision dans le dire, un contrôle vertigineux du souffle qui n’a à soutenir souvent qu’un fil di voce (et il n’y a rien de plus périlleux à soutenir que cela). Merveille de l’expression, et la vérité soudain qui est plus belle que la beauté. Tous les rôles ne le permettraient pas, et d’ailleurs ne le supporteraient pas. C’est à bon escient qu’Antonacci au lendemain d’une sublime et triomphale Médée a renoncé à une Norma déjà programmée : Norma veut plus de poids. Mais l’élégie de ce Roméo-ci, sa fragilité héroïque, son adresse au tombeau, presque silencieuse, appellent cette présence vocale précisément. L’opulence de timbre (Baltsa), le frémissement dramatique génial (Troyanos) de tel Roméo de naguère s’estompent devant cette rare occurrence, où soudain un rôle semble rencontrer sa vérité.
Ce n’est pas mince mérite à Evelino Pido et à l’Orchestre de l’Opéra de Lyon qu’ils aient rendu possible et soutenu ces moments précieux où musique et parole, son et silence se rejoignent. Et merci à ce partenariat entre Lyon et le Théâtre des Champs-Elysées qui nous a déjà valu l’an dernier le rare Otello de Rossini excellemment distribué. On attend la suite du projet avec déjà de la gratitude pour ce qui été fait.
Théâtre des Champs-Elysées, 11 novembre 2011
À écouter le 26 novembre 2011 à 19h30 sur France-Musique
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