Liederabende parisiennes



Deux soirées piano-chant, au sommet ; par leur programme toutes les deux, stricto sensu, soirées de lieder ; les deux devant des salles trop grandes (par hypothèse) mais combles, enthousiastes et, ce qui est beaucoup plus rare, se tenant bien : toussant peu, écoutant, laissant au silence (celui de l’écoute, celui de l’émotion, celui aussi de la gratitude, après) sa juste part ; l’un est ténor, 42 ans, l’autre baryton, 45, donc l’un comme l’autre à son propre top et n°1 mondial dans sa catégorie. Mais que de différences, et même divergences ! Comptons.



On a vu Jonas Kaufmann en très strict liederabend, Winterreise à Strasbourg naguère, Schöne Müllerin à Paris même. Son tout premier programme à Paris (à l’Opéra Garnier) avec les Pétrarque de Liszt et les Michelangelo de Britten, fabuleux de conception et d’exécution avait beau être pur piano/chant, Liederabend il n’était pas, pas du tout. Textes pas allemands ; et surtout, accent bien plus mis sur la beauté et même, dans un registre exposé, la prouesse vocale, que sur un art de faire chanter les mots. Depuis le beau Jonas est devenu, et à combien juste titre, l’idole qu’on sait : et toujours (outre le charisme) du fait de la prouesse vocale, celle-ci ne dédaignant pas quelques maniérismes sur le souffle et sur le timbre, quelques libertés sur la mesure aussi, bref une façon généreuse (et payante, mais ayant d’abord payé comptant) d’assumer et d’imposer ce qui est maintenant plutôt one man’s show, où sont parfaitement mis en valeur (et le mettent, lui, parfaitement en valeur) des airs d’opéra, très bien choisis pour.

Du Liederabend son récital du TCE n’a que les apparences. Duparc, si idéalement mélodique souvent, outre le fait que les textes sont français, y met une idée vocale conductrice qui s’épanouit, beaucoup dans l’Invitation au Voyage, immensément dans Phydilé, faisant tout dans Chanson triste, invitant de fait la voix à l’effusion comme si sa plasticité, sa beauté, ses effets, sa plénitude, son timbre suffisaient. Aucun auditeur ayant déjà entendu une fois Duparc n’a pu s’y tromper : ce soir c’est du vocal pur. Mais quel vocal ! Rosamonde obligeant à aller trop bon train pour laisser place à l’effet, là on a entendu l’auteur aussi, pas seulement le ténor. Les Liszt ouvrant la soirée sont hachés, évasifs, mystérieux, ils obligent l’auditeur à chercher un fil et le chanteur à construire son discours, à le serrer : Kaufmann y a été admirable (et pas seulement ténor, comme les Pétrarque ou Fischerknabe du même Liszt auraient permis). Il est légitime de chanter sans orchestre les Rückert Lieder de Mahler, mais ils appellent, exigent, une véhémence puis une endurance vocale qui font éclater le cadre. Ich ging mit Lust était à pleurer de bonheur, s’envolant, comme rêvé. Mais l’immense étirement d’Ich bin der Welt devient pure complaisance au souffle, à sa profondeur, à sa plasticité, immobilisation hypnotique où se perdent le timbre, le sens et jusqu’au sentiment ; enfin, Um Mitternacht va au fracas, et l’oreille amicalement et admirativement attentive ne manque pas d’y percevoir qu’à force de surtimbrer le son comme pour l’imposer et le projeter davantage, la fêlure vocale est perceptible, n’est pas loin de se faire craquement.

Les moyens physiques et l’aura de Kaufmann d’une part, l’élan vocalement mystique de tout ce que Richard Strauss écrit pour la voix d’autre part étant ce qu’ils sont, la rencontre en fin de programme promettait l’idéal, et l’a partiellement tenu. Car à force de surtimbrer et surprojeter, le climax de Cäcilie pourra se trouver à bout de résonance. Kaufmann est la jeunesse même, il puise dans des forces saines et une énergie sans cesse ressourcée, et la splendeur du timbre, dans son cas, n’est pas autre chose que la preuve bénie de cette euphorie physique absolue. Mais à force de surtimbrer (à quoi s’ajoute une complaisance inverse au systématique détimbrage, comme dans sa célèbre attaque Gott ! de Florestan), eh bien le timbre s’érafle çà et là. Il en restait assez pour un admirable Morgen, pris mezza voce dans ce souffle formidablement substantiel. Il en restera assez, en bis, pour le Freundliche Vision qui était la merveille absolue de la soirée. Mais impossible de nier que Breit über mein Haupt par exemple, dont le titre dit assez le caractère suspendu, y manquait. L’effet piano lui aussi finit par être produit par force, il sent la force plus que le piano, on le sent poussé plus que suspendu. Aujourd’hui encore vétilles, et coupage de cheveux en quatre. Certes. Mais on ne va pas tâcher de moins bien entendre juste pour rester dans le ton général de l’émerveillement extasié. On a assez célébré, j’espère, la merveille qu’était le Don Carlos de Kaufmann à Munich un mois plus tôt.

On sera le 12 mars à la soirée du TCE où avec orchestre il offrira Mahler encore, les Kindertotenlieder (qui sont musique et sentiment dicté par le texte avant d’être de la voix) et Strauss encore : et nul doute que là on retrouvera intact le Kaufmann dont l’enthousiasme artiste et la jubilation, le générosité vocales inouïes s’ébrouent un rien trop en liberté dans le cadre à vrai dire terriblement strict à quoi oblige le lied (où on s’étonne un peu de voir, comme par contagion, le superbe professeur ès-lied qu’est Helmut Deutsch commencer lui aussi à s’ébrouer un peu).


Matthias Goerne continuait avec Christoph Eschenbach et Winterreise le parcours Schubert commencé à Pleyel à l’automne avec Die schöne Müllerin dont on a dit l’expérience unique, bouleversante que c’était. Schwanengesang conclura en mai, complété par la Sonate D 960 jouée par le seul Eschenbach.

Remarquons d’abord que Winterreise (comme la Müllerin) raconte une histoire, exige d’être écouté en silence dans la continuité, encourageant par là même l’interprète à y aller dans ses propres termes, et surjouer : ce qu’on a vu Goerne faire dans Müllerin jusqu’à l’inoubliable, assumant pleinement le parcours de son antihéros, le souffrant jusqu’au silence final. La merveille de ce Winterreise est celle d’un partenariat artiste. Goerne s’efface, toujours aussi prodigieux par le contrôle d’un son qui est le souffle même et d’un chant qui est dans le mot même. Il récite, avec une palette infinie de nuances qui ne sont pas du tout couleurs (aucun effet de timbre), mais estompes, enflures, emphases sur le mot même. Ce qui s’épanouit en plénitude dramatique ce n’est pas sa voix : c’est la phrase de Schubert.

Cet effacement trouve son complément solidaire dans l’extraordinaire piano d’Eschenbach, aux effacements puissamment et volontairement détimbrés, au métal minéralisé, au chant douloureux et éperdu, d’une puissance de sympathie au texte et d’une évidence de phrase confondantes. À deux, ils osent vous désosser cela, et montrer comment plus d’une fois à l’intérieur d’un lied des transitions ne se font pas, la puissance mélodique est en échec (en désastre souvent) et quel sens supérieur, en quelque sorte métaphysique, de l’intensité et de la continuation fait qu’on va au bout. Respect fasciné du public face à une telle double performance. Il a laissé Leiermann établir le silence, a applaudi et même crié bravo, et n’a pas demandé de bis.

Jonas Kaufmann & Helmut Deutsch au Théâtre des Champs-Elysées, 20 février 2012

Matthias Goerne & Christoph Eschenbach à Pleyel, 28 février 2012


(Photos DR)

A propos de l'auteur

André Tubeuf

André Tubeuf

Né à Smyrne en 1930, André Tubeuf collabore aux magazines Le Point et Classica-Répertoire. Il est l´auteur de romans et de nombreux ouvrages sur la musique.

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