Concerts jubilatoires par Gergiev et Janowski



(Photo X / DR)

Deux orchestres, pas parmi les plus glamour, avec leurs chefs attitrés (dont l’un est tout sauf glamour) qui les élèvent, les font constamment travailler ; et deux programmes qui montrent leur meilleur emploi, et leurs qualités individuelles. Que demander de mieux ? Un des chefs, Valery Gergiev, est largement plus glamour, plus voyant que l’autre, Marek Janowski ; et le Mariinski a un exotisme, un reflet de dorures (comme le théâtre qui l’abrite) que n’auront jamais les studieux, très radiophoniques et essentiellement peu voyants musiciens du Rundfunk-Sinfonie de Berlin. N’empêche. Quand chacun joue dans son arbre généalogique, les timbres, l’accent, l’implication de tous se montre autrement que dans les grands tralalas orchestraux sponsorisés sur lesquels il semble qu’ait passé le ripolin luxueux de l’uniformisation mondiale.

Nina Stemme (© Tanja Niemann)

La délicatesse instrumentale extrême (sans affectation toutefois), la palpabilité fine, rutilante quand il faut, la maîtrise du contrôle dynamique dans les Six Pièces, op. 6 de Webern montraient d’emblée partie gagnante : une atmosphère sonore dans la salle. Il est à peine croyable que la grande voix de Nina Stemme ait pu produire ensuite dans les Wesendonck peut-être les mieux tenus qu’on ait jamais entendus live, la même palpabilité mœlleuse, aux gradations dynamiques invisiblement virtuoses, au pouvoir d’insinuation poétique enivrant. Le contrôle du souffle, l’attaque, la simplicité des mots qui portent et n’insistent pas, valaient ovation : mais c’est la diaprure et dentelle orchestrale, tout sauf l’assez grosse et plate machine d’accompagnement que trop souvent trouvent ces Wesendonck (aubaine de chanteuses sans imagination, qui veulent leur Wagner), et c’est la main affable et prévenante de Janowski qui ont rendu possible cette merveille. En deuxième partie une Mort et Transfiguration réservée, méditée (avec ce qu’il y vient d’éclats) et les très attendus Prélude et Mort d’Isolde ne faisaient que confirmer l’excellence.

Théâtre des Champs-Elysées, 8 mars 2012



Photo X





Gergiev avec son orchestre, et un festival Stravinski ! À une soirée Oedipus Rex et les Noces, on a préféré les autrement rares Symphonie de Psaumes et Capriccio pour piano et orchestre, que précédait Petrouchka. Ah celui-ci, Gergiev ne le dirige pas (et d’abord il ne le voit pas) à travers la même loupe que les chefs/chefs qui en raffinent jusqu’au lisse (avec stridences et brusqueries) la matière si hétéroclite. Gergiev y voit et y fait entendre le ballet que Petrouchka est en effet, avec les improbabilités de tempo fluctuant que veut l’action d’abord scénique, et les temps morts aussi, simple remplissage sonore, quand la scène demande pleine attention. Par cette mise en évidence, réaliste et humble, des faiblesses (des servitudes, en fait) de la partition, Gergiev et ses prodigieux pupitres (la trompette !) nous font plus éblouissante encore la fête sonore, quand fête il y a : et Dieu sait qu’alors elle n’arrête pas de surprendre, d’émerveiller par ses trouvailles de timbres. Plein d’à peu près, à faire froncer le sourcil aux chefs mathématiciens et ripolineurs. Mais une verve, une jubilation dont ils sont bien incapables, et n’ont probablement même pas idée. Il faut bien dire qu’à côté le Capriccio est d’un académisme de bois sec, cette copie d’ancien dont Stravinski raffolait quand il avait besoin d’une virginité musicale de rechange. C’est brillant, bien fichu, et vide. Les doigts prodigieux de Boris Berezovsky y ont mis l’électricité, l’allégresse aussi, que l’œuvre ne mérite pas, et qui la sauvent un peu. Sublimes voix, lisses et latines (voilà Stravinski en virginité de foi, maintenant) du chœur du Mariinsky dans cette étrange Symphonie de Psaumes qu’on ne se souvient pas d’avoir jamais entendue aussi palestrinienne, les autres essayant surtout d’y faire ressortir ce qui en reste orthodoxe et archaïsant. L’effet hypnotique produit par Gergiev avec ses saisissantes cordes graves, son harmonie surtimbrée et cette lumière vocale parfois presque laiteuse, là-haut, concluait intelligemment un hommage paradoxal à Stravinski, montré ici si génial faiseur, mais faiseur.

On entend d’ici ce que Gergiev, redevenu super glamour avec le Concertgebouw, fera éclater de russement sonore avec Prokofiev, à Pleyel le 17 mars ! On n’y sera pas. L’œil de l’Oreille se met au vert du côté des aurores boréales pour quelques jours. Mais on sera revenu des Norvèges pour le récital du plus beau musicien norvégien (depuis Flagstad) : le merveilleux Leif Öve Andsnes au Théâtre des Champs-Elysées le 26 !

Salle Pleyel, 6 mars 2012

A propos de l'auteur

André Tubeuf

André Tubeuf

Né à Smyrne en 1930, André Tubeuf collabore aux magazines Le Point et Classica-Répertoire. Il est l´auteur de romans et de nombreux ouvrages sur la musique.

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