On n’avait jamais vu Les Huguenots à la scène, eh non. On apprend à tout âge. Et on tâchera de continuer avec, dans une dizaine de jours, La Muette de Portici à l’Opéra-Comique. Mais on en savait par cœur, avec admiration, nombre de moments assez magiques, vocaux évidemment, datant pour la plupart du 78 tours, époque où Meyerbeer était le compositeur préféré de Guillaume II. Alors Les Huguenots étaient numéro 1 au box office de Covent Garden et du Metropolitan, quand Jean de Reszké (dont il ne nous reste pas de disque) en Raoul, flanqué de son frère basse Edouard en Marcel et de par exemple Plançon en Saint Bris et Lassalle (excusez du peu) en Nevers entraînait à la gloire un trio de dames qui pouvait être Nordica ou Litvinne en Valentine, Melba en Reine de Navarre et n’importe quelle mezzo star en bourgeon en Page Urbain. Opéra cosmopolite, certes : le beau chant, le chant star était la monnaie courante, nécessaire et suffisante, de ces grands spectacles-là. Le cinéma est à venir, ne l’oublions pas.
L’opéra de Meyerbeer, mêlant ballet, scènes de genre, déploiements choraux, airs à sensation (avec volontiers cabalettes et notes exposées) sans la moindre vergogne, avec au contraire un sens très efficace de ce que veut le spectateur/auditeur venu se payer une grande soirée lyrique, lui en donne pour son argent. Meyerbeer (émulé par Halévy) inventait le grand opéra historique à la française, somptueux en décors (la dorure pour un seul défilé militaire dans La Juive valait strictement son pesant d’or) comme en figuration (d’où ce goût extravagant pour les conciles et les fêtes carillonnées qui les avait fait surnommer opéras mitrés). C’est cela qu’on appelait mise en scène, alors : du plein la vue, osons dire : du bluff. Aucune des durables valeurs, beauté et vérité, par lesquelles l’opéra a survécu n’y entre en jeu. D’où aussi, côté dramaturgie, les tunnels entre ce qu’il faut bien appeler les numéros à succès ; et côté personnages, une absence d’épaisseur, quelque chose de mécanique, raide et inexpliqué dans les réactions comme dans les motivations, comme si tout ce qu’ils ont de vraisemblance et de palpabilité, ils l’empruntaient au fond historique sur lequel les promène le livre, souvent signé Eugène Scribe.
Le travail de scénographie et mise en scène d’Olivier Py, montant l’an dernier à Bruxelles ces Huguenots repris à Strasbourg, est simplement prodigieux. Excessivement peu de coupures pour un spectacle de 4h40 (dont deux entractes) ; pleine adhésion à un genre dramatique dont les faiblesses et les servitudes sont strictement inséparables de ce qu’il comporte d’éclatantes beautés. Enfin, un metteur en scène qui joue le jeu, au lieu de paresseusement esquiver les difficultés par une dramaturgie passe-partout qui, ôtant son caractère propre à l’œuvre qu’il reprend et l’alignant (en général sur un aujourd’hui bien banal), perd en route la raison même qui justifiait sa résurrection. Py a eu la loyauté de ne rien esquiver. Il est clair qu’il ne peut montrer aujourd’hui la beuverie du 1° acte, ni le bain des dames de la reine à Chenonceau, comme on les montrait en 1836 : mais c’est bien une beuverie qu’il nous montre, avec ses violences et ses coups de chaleur ; et un bain, avec des façons diversement exquises de dénuder, et de marivauder. Admirables parois d’un cuivre noir inconnu, qui pourrait être de Cordoue. Subtils escamotages. Utilisation exemplaire de l’espace, mouvement général de l‘œuvre exemplairement fluidifié.
Comme si souvent quand une œuvre est si loyalement servie, ce qui apparaît en pleine lumière, ce sont ses énormes défauts. On a laissé entendre le premier, et plus grave : l’absence de personnages, l’embrouillage extrême de l’intrigue qui, du coup, cesse d’être une intrigue, contente de se dérouler, d’aller à sa fin, sans rien qui la fasse ni claire ni nécessaire. Aucun suspens d’ailleurs. C’est comme si la trame n’offrait qu’un fil conducteur assez arbitraire, où interviennent à point nommé les numéros, les vocaux comme les dansés. Mais du coup on s’aperçoit aussi que ceux-ci sont très surévalués : scènes de genre pour le ballet, show vocal pour les airs, ceux-ci empruntant beaucoup de formules à l’opéra italien (rossinien) alors le plus en vogue, sans jamais en retrouver ni la verve (la vitalité) ni le charme ni surtout le modelé mélodique, tout de suite trouvé chez les Italiens, et qui chez Meyerbeer semble s’arrêter avant que la mélodie se soit vraiment épanouie, et subjugue. Du panache vocal, surtout, et on comprend que les stars d’autrefois s’y soient mises avec passion, une génération Caruso/Destinn succédant aux plus aristocratiques De Reszké/Nordica. Mais, et c’est la surprise de la soirée, rien de mémorable, rien que la mémoire retienne, rien qui chante dans le spectateur quand il quitte la salle. Une dame noble et sage est un bien tout petit refrain, dans la cavatine Nobles Seigneurs, salut, n’importe quel petit faiseur d’opérette trouve ça. À la rigueur O beau pays de la Touraine s’envole mieux, mais pas vraiment haut. Et on se dit que c’est surtout la grâce, la langueur, la morbidezza qu’y mettait au disque Eidé Norena qui y ajoute des ailes. Pareil pour l’illustre Plus blanche que la blanche hermine de Raoul où c’est presque davantage la viole d’amour qui chante. Mais quelle mise en valeur de la voix, toujours ! Quel art de faire briller ! L’efficacité, le génie de montrer et de vendre, oui, peu les ont eus à ce point. Absolument à part est le formidable duo Raoul/Valentine du IV où à l’échauffement dramatique des deux répond un échauffement lyrique et vocal sans exemple ailleurs dans Les Huguenots (et pour les quelques instants incomparables de Tu l’as dit, oui, tu m’aimes…dans presque quelque opéra que ce soit).
C’est grand mérite à l’Opéra du Rhin de présenter un cast où les vertus vocales exigées ne sont pas esquivées, mais affrontées, avec les risques de crash qu’on imagine. Les dames l’emportent sensiblement : Laura Aikin (la Reine) est souvent sensationnelle en légèreté, virtuosité et panache (sans parler de la plastique, très bien exploitée par la mise en scène), ce qu’il faut de morbidezza s’y ajoutant quand son grand air se fait rêverie.
Karine Deshayes éclate de santé, grâce et sourire dans Nobles Seigneurs comme dans son éblouissant Rondeau.
Le plus difficile et ingrat d’abord, mais plus beau aussi, échoit à Mireille Delunsch en Valentine, qui longtemps ne fait que figurer, dont la Romance n’est pas un air et n’est distinguée par aucun effet, mais qui doit supporter tout le lyrisme de l’incendiaire et ineffable duo, dans un pianissimo épouvanté et extasié à la fois, avant de rejoindre Raoul en strette. Aux plus beaux de ces moments elle répond avec à la fois la noblesse sacrificielle de Valentine, et ce qu’elle a de langueur amoureuse : parti extrême, où la voix se perd parfois, l’élan et la vérité jamais.
Gregory Kunde semble, au regard, une machine à fabriquer et projeter du suraigu, n’en manque aucun, mais le fait avec une raideur décourageante pour les partenaires féminines de ses deux duos : mais c’est un exploit de toute façon de sortir tout cela de son gosier, et en musique. L’insupportablement fanatique et sommaire Marcel est chanté par Wojtek Smilek avec du creux et de l’aigu, et ce qu’il peut de français. Francitude au contraire, exemplairement, pour le Saint-Bris mordant de Philippe Rouillon et le Nevers (ce soir-là un rien raide) de Marc Barrard, entourés de dix silhouettes vocales fort bien tenues.
Daniele Callegari à la tête d’un bon Philharmonique de Strasbourg montre un sens très vif de ce que cette musique a de timbré et original dans sa sonorité, son instrumentation mêmes. Brillante soirée, superbe effort, mille bravos. Le talent de Meyerbeer y est mis en pleine lumière. Mais cette façon de faire spectaculaire à l’opéra a eu son heure, qui était nécessaire : Wagner un peu, Gounod davantage, Verdi pas mal, y ont puisé. Mais plus rien, à aucun moment, dans cette œuvre précisément, ces Huguenots irréprochablement montés, n’apparaît plus nécessaire.
Strasbourg, Opéra du Rhin, 24 mars 2012
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