Deux récitals venus du Nord



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Karita Mattila est restée radieusement la même. Le masque a durci, certes : Hollywood appelait cela bone structure, un masque osseux. Il offre à la voix ses plus naturels amplificateurs (résonateurs) et les photographes les plus glamour y trouvaient l’accroche lumineuse pour leurs plus fascinants portraits. Avec ses lamés, sa démarche onduleuse et hardie, sa blondeur agressive (soulignée par le rouge à lèvres en technicolor), la tigresse venue du Nord commence par le principal : du regard elle dompte sa salle, n’en fait qu’une bouchée. Exploit pour une chanteuse : oser porter un air Marlène (avec dedans une touche Schwarzkopf : la bone structure, toujours).

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Après cette entrée de star, n’importe quel crossover est permis, pour ne pas dire attendu. Surprise avec Karita l’unique. Son programme, et sa façon de l’imposer, sont la rigueur même, avec une touche d’arrogance sportive dans cette sévérité. Bravo ! C’est une grande voix, aucun doute. On s’étonne en vérité, avec cet aigu foudroyant, ce métal, cette concentration du timbre dont pas une vibration ne se perd, que les célébrations Wagner qui viennent ne la trouvent pas en, au moins, la Brünnhilde de Walkyrie et celle de Siegfried.

Karita Mattila et Martin Katz à Carnegie Hall en janvier 2012 © Ian Douglas

Et c’est un régal d’entendre cette grande voix oser l’expression, et même l’expressionnisme qu’il faut, dans les Sieben frühe Lieder de Berg où tant d’autres susurrent et chochottent, oubliant que la première et fondamentale expression, ce sont des moyens physiques qui en imposent et subjuguent. Le texte, et pas les guillemets. La capacité de miniaturiser, elle la montrera assez dans des Brahms innocents et intimes, laissant s’envoler (quelle joie sonore déployée, alors) les grands moyens de Von ewiger Liebe ! Peu se risquent aux épineux Baudelaire de Debussy. Elle, si, dans son français somptueux et avec ici une ampleur qui fait que l’alexandrin, suffisamment poétique (et chantant) par soi-même, trouve dans un tel chant, comme sur un cothurne,  une élévation extasiée de plus. Les grands Strauss, Cäcilie, le terrifiant Frühlingsfeier avec ses invocations désespérées (et vaguement sanguinaires) à Adonis sacrifié achèvent de mettre très à part une immense artiste enfin de retour. Liederabend ? Pas vraiment, tant le cadre explose. Mais il le fait dans la vérité de la voix, et celle de l’action. Ovation, suivie des dix badinages (divins) de l’artiste avec sa salle, qui lui mange dans la main. Brûlant !

Karita Mattila, Pleyel 20 mars



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Le Nord se sent largement plus chez Leif Öve Andsnes. Un pianiste, si engagé qu’il soit, est forcément plus distant, laisse voir et laisse prendre moins de lui-même. Le programme sublime qu’il offre l’oblige d’ailleurs à une démonstration en quelque sorte détachée. Une première Hongrie, celle de Haydn (la Sonate n° 33) avec d’exquises manières, gourmée autant qu’il faut, avec son sourire en coin, exécutée en perfection ; la tout autre Hongrie où Bartók (Suite, op. 14) essaye un tout nouveau piano, étranger aux manières, délibérément (pour l’époque) malappris à vrai dire, mais où la nouveauté de la sonorité, son impérialisme éclatent et cinglent de toutes parts ; puis le même jeu avec le Debussy des premières Images où les enchaînements de la sonorité, ses contrastes, sa dramaturgie sont tout ce qu’on a à saisir de paysages —plus près, certes, du bassin des Tuileries que des étangs de Hongrie où Bartók fera sonner aussi le piano de sa Suite En plein air. Superbe exposition/progression qui permet à Andsnes de montrer de bout en bout ce qu’est une sonorité pleine, sûre de son timbre et de sa projection et centrée, dominée toujours, en quelque registre et à quelque dynamique que ce soit. Chopin en seconde partie montrera quelques merveilles. Des Valses d’abord où il semble qu’on entende Schubert se chanter soi-même en rêvant. Un Nocturne (le 62/1) d’une bizarrerie tourmentée et lunaire, hallucinant d’évocation. La Première Ballade, puissamment narrée avec ses flux et reflux, et paliers, et contrastes.

Mais ce qu’on emporte avec soi à la fin c’est cela, devenu si rare en récital : un programme qui a un sens ; qui expose, montre, construit, en vous prenant par la main ; une sonorité, franche et pleine, née d’une puissance qui n’use pas de sa puissance ; cette simplicité, étrangère à tout ce qui est effets, qui laisse voir, sourit, et comble.

Leif Öve Andsnes, Théâtre des Champs-Elysées 26 mars

A propos de l'auteur

André Tubeuf

André Tubeuf

Né à Smyrne en 1930, André Tubeuf collabore aux magazines Le Point et Classica-Répertoire. Il est l´auteur de romans et de nombreux ouvrages sur la musique.

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