Arabella à l’Opéra-Bastille



Philippe Jordan (© Johannes Ifkovits)

La qualité Strauss s’est installée à Bastille autant qu’elle peut de nos jours être réalisée. Il faut citer l’orchestre d’abord, d’une fluidité et d’une limpidité extrême, suivant les méandres de cette conversation (et parfois coquetage vaudevillesque) en musique, soutenant chez les chanteurs leur perpétuel passage du presque parlé au presque chanté avec une sympathie agissante ; et enflant un lyrisme qui peut être torrentiel de façon à les soulever eux-mêmes en douceur, en sorte qu’ils épanouissent en pleine lumière leurs moments pleinement vocaux, qui sont quelques-uns quand même dans Arabella, et parmi les plus beaux de Strauss. Amener l’orchestre au point de complicité amoureuse avec la voix comme Philippe Jordan l’a fait quand Renée Fleming allait entrer dans la merveille murmurée de son Aber der Richtige (son premier duo, celui avec Zdenka) suffit à montrer le vrai chef de théâtre : ce soulèvement impalpable, cette expansion soudain (mais calculée, amenée), et ce lyrisme-roi. Arabella est évidemment entre tous un opéra de chef, au sens où lui et lui seul tient en mains la totalité des fils de sa tapisserie, y compris ceux d’une intrigue que personne, même sans doute le metteur en scène, n’a complètement en tête tant il y a dans Arabella du diffus, du profus et même du confus, pour ne pas dire du contradictoire. Et il faut mener cela dans autant de clarté possible, d’autant que cela ne se laisse jamais aller, ne va jamais tout seul, sur sa propre lancée (comme font tant de moments de Rosenkavalier et même la Frau). Maître d’œuvre, et sang froid incarné, Philippe Jordan a mené cela jusqu’au climax épanoui d’une fin et d’un dénouement (Das war sehr gut, Mandryka) justement vibrants, hymniques, épanouis : non sans avoir mis dans telles lenteurs presque solennisées, intériorisées, du finale du I (Mein Elemer !) une sensibilité qui s’ose sentimentale, et va suprêmement bien aux blondeurs vocales de Fleming.

Renée Fleming (Photo X)

On ne peut pas ne pas la citer en premier : elle est l’héroïne éponyme, elle est la raison d’être publique du spectacle et sa star, et elle fait rayonner dans ses deux duos le mélo straussien aussi bien que le miel lumineux de l’aigu, culminant suavement dans son Das war sehr gut qui prend carrément à la fois du timbre et de la hauteur. Pourtant, si la représentation d’hier soir a mis en lumière (et pour beaucoup, révélé) quelque chose, c’est à quel point Mandryka est (avec à moindre degré Zdenka, personnage resté à l’état d’idée, de projet) le vrai personnage palpable, dramatique, présent, doué d’une épaisseur et d’un frémissement : alors qu’Arabella ne fait que promener sur trois actes une sorte d’adieu attendri de Strauss et Hofmannsthal à une héroïne féminine d’opéra selon leur cœur, où ils ont mis tout leur amour attendri, mais de ressort dramatique qui lui soit propre, point. C’est qu’on voyait trop Mandryka sous les traits et avec les moyens vocaux de Fischer-Dieskau, qui de fait a été responsable de l’établissement mondial du personnage, solidairement avec Della Casa en Arabella.

Michael Volle (Photo X)

Mais Mandryka est aussi ce massif ambulant, ce morceau de Carpathes en pelisse qui a étouffé une ourse dans ses bras ; et cette sorte d’intégriste d’une innocence et primitivité sylvestre, colossalement réactionnaire, colossalement sûr de sa religion et de son bon droit. Hotter y a été en son temps, évidemment, unique : capable aussi bien de l’évocation quasi mystique de l’épouse trop tôt partie (so schön, so engelsgut), mais d’abord de ce poids masculin formidable. Michael Volle, pour presque tous hier une découverte, a ce poids à la Hotter, et dans la voix ce qu’il faut de rugueux, d’impolissable : mais en même temps des phrases de pur chant (sa montée piano sur Frau und Herrin, lors de sa première déclaration) que même Fischer-Dieskau pourrait envier. Avec lui un poids et un centre dramatiques viennent à un opéra qui en manque terriblement, et pourrait s’émietter en épisodes dansants, intermèdes, et tunnels.

Marco Arturo Marelli (Photo X)

Marco Arturo Marelli installe son Arabella, en guise d’hôtel, dans un dispositif de panneaux agréable à l’œil, et commode à l’action, ou plus exactement aux allées et venues qui ici sont presque toute l’action. Les secrets surpris, les raisons d’un quiproquo fatal, sont ici éclairés autant qu’ils peuvent l’être. On ne peut qu’applaudir à cette élimination des grumeaux qui peuvent faire d’une Arabella scénique un si épais brouet, par moments. Tout cela sans doute un rien pastellisé (ce qui va à Fleming bien au teint) : mais ça soulage quand l’épouvantable Fiakermilli et ses affreux cochers/pingouins nous montrent à quels coloris on a échappé. Bonne (sans plus) Zdenka de Julie Kleiter, chantant bien, mais pas vraiment aidée dans son personnage. Superbes Doris Soffel et Kurt Rydl en parents diversement indignes. Matteo ardent de Joseph Kaiser. Prétendants parfaitement profilés. Soirée de grand bonheur lyrique et musical. Et nostalgie… Car il y a une façon historique d’être soprano Strauss, attendrie, doucement amollie, de plastique vocale succulente, laissant aller la voix avec quelque chose comme une nonchalance amoureuse, qui jette avec Fleming ses derniers feux : une civilisation, une culture d’un chant qui d’abord fut mozartien et dans sa fondation le reste. Il faut entendre cela tant qu’il reste quelqu’un pour ainsi le faire rayonner. Qui prendra la relève ? Avec ce mœlleux, chef-d’œuvre en péril ?…

Opéra-Bastille, 14 juin 2012

A propos de l'auteur

André Tubeuf

André Tubeuf

Né à Smyrne en 1930, André Tubeuf collabore aux magazines Le Point et Classica-Répertoire. Il est l´auteur de romans et de nombreux ouvrages sur la musique.

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