Ces quelques dernières années Jordi Savall a installé ses académies, quelque chose comme son port d’attache d’été, à Fontfroide. Le lieu est sublime, une abbaye sistercienne de longue date, privée de ses moines mais toute bruissante encore (silencieuse) de leur spiritualité laborieuse. Gustave Fayet l’avait acquise et, peintre et collectionneur lui-même, restaurée, rendue intacte, au prix de quelques Cézanne qu’il y a sacrifiés (il gardait ses amis : nombre de Gauguin, Odilon Redon qui lui a décoré sa bibliothèque). Rarissime rencontre d’art, investissement absolu d’une passion d’abord esthète, qui devient mystique comme toute passion poussée à ce degré suprême, et restant désintéressée : garder vivants des lieux d’où pourtant les vivants sont partis. L’esprit, la pierre, la beauté du climat sont là toujours, et témoignent.
Jordi Savall ne pouvait que s’éprendre, d’une façon elle-même mystique, de ce lieu qui à tant d’égards lui ressemble, où le maître de Sainte-Colombe trouve un espace et un silence à la hauteur de sa propre solitude. Mais c’est tout près de Narbonne, caché dans le vallon près d’un point d’eau entre des collines ; idéalement situé non loin de sa propre Catalogne, ouvert par nature au dialogue interculturel entre cet Orient et cet Occident de notre Méditerranée que l’histoire sans cesse a confondus et reconfondus.
Alors que lui, Jordi, faisait entendre sur la viole la plus pure voix (digne de Bossuet, de Pascal) du 17e français, musique savante et restée de bibliothèque, Montserrat Figueras, son épouse, ouvrait son oreille à tout ce qui est non écrit, mais musique pas moins (et peut être bien beaucoup plus) : voix du sol ibérique où s’entremêlent et finissent par n’en faire qu’une les voix d’abord ennemies, différentes en tout cas : les exilés dans les entreponts et les conquistadors sur des proues qui regardent ailleurs ; les inquisiteurs et leurs patients ; la plainte sépharade et la ferveur catholique ; telle berceuse montée de la terre andalouse et qui se retrouve la même à peu près chez les nourrices de Smyrne ou Salonique, sans que personne les y ait apportées (sinon peut être le Saint Esprit). Ce sens vivant d’une autre musique, et par essence autre, alia vox, c’est le génie de chanteuse, la puissance d’insinuation expressive phénoménale de Montserrat qui en a fécondé tout le travail de Jordi et ses musiciens d’Hespèrion XX puis XXI (eh oui, ils ont traversé le changement de siècle, même de millénaire). Des rencontres se tiennent à Narbonne en juillet, Jordi et ses musiciens expliquant, illustrant ce dialogue Orient/Occident qui ne nous fait qu’une Méditerranée, et un même chant. Toutes ces années Montserrat y était. Elle n’y est plus. Et c’est à sa chère mémoire qu’étaient dédiées les soirées musicales de Fontfroide 2012.
Elles s’achevaient avec leur Jeanne d’Arc : dernier livre/disque d’Hespèrion XXI et ses instrumentistes explorateurs de timbres qui nous ont promenés déjà sur les traces de Don Quichotte ou Christophe Colomb, vers Byzance ou le Mexique. Une soirée, d’un recueillement et d’une tension musicale à la limite du soutenable, Jordi seul avec sa gambe la consacrait à Rêves et Plaintes : la Rêveuse. Une grande heure et demie en continuité du meilleur de son propre répertoire, où il est solitaire et unique, à la mémoire de Montserrat. Mais le miracle s’était produit la veille, une poignée d’instrumentistes encadrant la famille Savall : visages et timbres venus d’ailleurs, était-ce de chez Gengis Khan ou de quelque bazar de Stamboul ou de Perse ? Dans le sourire, l’humour et la jubilation en tout cas ! Orient et Occident, le temps (l’immémorial) et l’instant délibérément s’entrecroisent, se répondent, finalement se confondent. On n’oubliera pas l’insensée sorte de hautbois arménien, le duduk dont joue en inspiré Haïg Sarikouyoumdjian ; le prodigieux kanun d’Hakan Güngör où des plectres enchantés pincent de démentielles lancinances; la guitare morisca de Dimitri Psonis, pardon de ne pas tous les citer. Devant sont Arianna, voix, harpe et arpa triple, et Ferran, voix et théorbe. Eux deux sont les enfants de Montserrat et Jordi, lui n’est là (de côté, mais très central tout de même ; tutélaire) qu’avec rebec et lira di gamba, autant dire rien. Mais quand Arianna et Ferran chantent, alternant ou se répondant, c’est comme si le visage de la mère, sa puissance envoûtante d’expression partageait entre ses enfants quelque chose qui vienne en propre à chacun, qui lui ressemble à elle, sans les faire se ressembler entre eux. Merveille d’individualisation par la musique ! Et soirée à la fois bouleversante, magique et consolante. Le titre qui lui est donné, Le Temps retrouvé, le dit bien. Rien n’est fragile et digne de mémoire, donc durable, comme une voix, le chant. Et rien n’est comme l’instant, pourtant éphémère, capable de nous remettre en deçà de la mort et de l’absence ; dans l’immémorial.
Fontfroide, les 17 et 18 juillet 2012
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