Capriccio avait fait un très joli triomphe à l’été 2004 en conclusion de l’ère Gall à l’Opéra de Paris. Le public faisait fête à la Comtesse de Renée Fleming, certes glamour suprême, mais d’abord grand soprano Strauss de style, avec la suavité et les élans qu’il faut ; et à la mise en scène spectaculaire de Robert Carsen faite pour plaire, et qui y réussit. Multiplication de gestes, changements de décor, trompe l’œil, toute une Versailles est recréée comme si vous y étiez ; et multiplication aussi, attendue chez Carsen, de laquais en livrée, plateaux qu’on passe et fauteuils qu’on déplace : comme dit le majordome de la Maréchale, das gewöhliche Bagagi, des accessoires, mais qui meublent et apportent un mouvement qui tient largement lieu d’action.
Cet élargissement, ce volume parfois, cette profusion décorative, produits de main de maître, plus les allées et venues de fauteuils, meublent en effet, et nous permettent d’oublier que Capriccio n’est en rien une action hélas, tout juste une conversation en musique, conversation dont les enjeux et les détails, révérence gardée, passent (même avec surtitres) loin au-dessus de la tête même du mieux instruit des spectateurs. On n’en voudra donc pas à Mr Carsen d’avoir tenté d’intéresser les spectateurs à autre chose que ce qui se dit et ce qui se fait sur scène. Et il est juste de remarquer que même du temps où des interprètes charismatiques, responsables et en quelque sorte missionnaires, rendaient palpables les personnages et crédibles leurs conflits, on trouvait le temps très long, avec pour récompense le vague sentiment qu’on y apprenait quelque chose qu’on aurait dû traiter en dissertation dans une autre vie. La radieuse Fleming, elle, nous enivrant de son timbre et de ses inflexions, nous faisait oublier qu’elle en oubliait un peu, elle, ses mots, caressés et infléchis plus que dits, faits par son chant musique et presque plus mots —exquise façon qu’elle avait de résoudre la question de préséance posée par le livret.
L’équipe assemblée pour cette reprise est irréprochable, une équipe en effet, des musiciens/chanteurs : pas de personnalité qui ressorte, sauf l’admirable Bo Skovhus en Comte, mais seulement parce qu’il est caricaturé ici, épaté et buveur plus qu’il n’est convenable. Michaela Kaune, parfaite chanteuse, sans rien dans le timbre des dégradés, des moires, des mollesses exquises d’une Fleming, n’a qu’un défaut, c’est qu’on ne s’intéresse pas à ses états d’âme : en sorte que dans son prodigieux dernier quart d’heure, celui pour lequel la plupart sont venus, et endurent les huit qui précèdent, il ne lui arrive strictement rien d’autre que de bien chanter. Et à nous en conséquence, pas grand chose non plus. La vraie merveille de la production originale, c’était le Flamand de Rainer Trost, poétique, éperdu, chantant (sa conversation, ses déclarations, son sonnet aussi) comme sur un fil d’or. L’impeccable Joseph Kaiser, au regard, est parfaitement plébéien, excellemment d’ailleurs : le malheur est que son Sonnet soit précisément ce qu’il réussit le moins. L’Olivier d’Adrian Eröd est distinct (grande qualité vu les valeurs qu’il défend) et distingué mais reste court, à tous égards, de stature, de rayonnement ; et à la Clairon très bien chantée de Michaela Schuster manque, mais gravement, de savoir projeter et soutenir les phrases de sa scène déclamée. Le parfait La Roche de Peter Rose, confondant de naturel, d’intelligibilité et d’intelligence, réussit le prodige que son interminable monologue, habituellement une panne, soit ce qui ce soir semble passer le plus vite et le plus naturellement, comporter des enjeux, être théâtralement intéressant.
Ayant dit tout cela, il faut dire aussi ce qui rend le Capriccio de ce septembre exceptionnel, pour ne pas dire unique : l’action théâtrale assurée par l’orchestre avec Philippe Jordan. Il ne s’agit pas de timbres seulement, flatteurs, mais d’un tissu, une continuité, une tension, bref l’action même, sans cesse relancée, reprise, contrôlée, animée, contrastée. Dans ce tissu jouent des timbres allant au bout de leur identité et expressivité, magistralement dosés pourtant. Inutile de préciser avec quelle ahurissante beauté la voix du cor y met des touches qui ressortent jusqu’à hanter. Là se localise la plus vraie action de Capriccio, cette musique qui ce soir échappe aux mots et au livret qui en sont l’ostensible prétexte. Mais alors, avec un tel orchestre ainsi dirigé, quelle action à suivre fasciné !
Palais Garnier, 8 septembre 2012
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