“La Fille du Régiment” à l’Opéra-Bastille


Alessandro Corbelli - Natalie Dessay (Image Opéra de Paris)

Paris vient de donner réparation à Donizetti. Il avait été gravement méconnu, musicalement et scéniquement malmené l’hiver dernier au Théâtre des Champs-Eysées avec Don Pasquale, pourtant pur et absolu chef-d’œuvre, assez bon pour Bruno Walter qui le montait partout où il le pouvait, que la désinvolture parisienne chic a réduit à une pochade avec roulotte et barbon. La Fille du Régiment est moindre chef-d’œuvre, sa nature d’opéra comique l’encombre de dialogues ici rajeunis avec quelque tact (seulement quelque : le mot de Cambronne apparemment suffit à faire rire, tant pis ; quant à la gégène, pardon, le mot ne me fait pas rire du tout). Elle n’est pas beaucoup mieux qu’un formidable faire-valoir pour deux voix stars et virtuosissimes, sans lesquelles le spectacle n’a pas de sens : mais la délicatesse rythmique de ses chœurs toujours en situation, et situation à l’avance offenbachienne ; mais le galbe exquis de ses trouvailles mélodiques ; mais le parfum inimitable, de nostalgie et de grâce, qu’y introduisent des touches instrumentales à fondre ; et il faut bien le dire aussi, la validité du livret, qui mêle de la façon la plus légitimement parisienne (du meilleur Paris musical ; bien loin de nous hélas) l’irrévérencieux, le m’as-tu vu et le bon enfant : tout cela réunit des ingrédients qui, acceptés pour ce qu’ils sont et traités de façon à en tirer le meilleur, peut donner un spectacle irrésistible. L’Opéra Comique l’avait fait en 1986 avec June Anderson et Alfredo Kraus.

Natalie Dessay - Juan Diego Florez (Images Opéra de Paris)

Laurent Pelly sait par où un spectacle peut produire son effet. Tout tourne ici, et très légitimement, sur ce que peut encore et ce que ne peut plus dans le rôle titre Natalie Dessay, raison d’être du spectacle. Le même Pelly avait eu bien tort de croire (et essayer de nous faire croire) que sa Zerbinetta déjantée (et à la voix alors toujours facile) suffisait à Ariane à Naxos. Il a parfaitement raison de lui donner ici l’allure garçonnière et insolente et surtout la marge de manœuvre physique (et quasi chorégraphique) qui la rééquilibre et la rassure. Il vaut toujours mieux aimer les chanteurs qu’on régit (et il vaudrait non moins mieux en faire autant pour les ouvrages qu’on met en scène). Résultat : une Dessay dont les ressources devenues frêles, très assourdie et confinée en résonance, se propulse elle-même très au dessus de ses moyens en sorte de nous donner une performance scéniquement étourdissante (plus d’une fois, en grâce, en liberté, elle ferait penser à une Darrieux d’aujourd’hui si la dramaturge ne la changeait pas plutôt en Zazie sans métro) mais aussi une autre, purement vocale, cousue main, qui à deux ou trois moments atteint (pour qui sait écouter) le parfaitement mémorable. À peine si on veut se souvenir du superbe mi bémol non point arraché, mais qui vibre et éclate : ce type-là de réussite, ni elle ni personne ne peut le garantir chaque soir. Mais le galbe, le modelé apportés à Il faut partir tenu sur très peu de timbre, mais avec une façon de suggérer l’ampleur, d’imposer la ligne, un tact dans le travail du son, cela est, tout simplement, d’une grande chanteuse poétique. Et ce n’est pas mince mérite à Dessay (et mince génie à Donizetti) de nous offrir cet air divin, introduit par son céleste cor anglais, au moment même où la salle, électrisée par les ut glorieux en cascade de Tonio, pourrait croire que l’opéra a atteint son absolu climax.

Juan Diego Florez (Image Opéra de Paris)

Il faut dire que Juan Diego Florez, agile, cascadeur et culotté (chamois pur Tyrol) comme jamais on ne l’a vu, déraidi, désempoté de sa trop bonne et trop facile voix, nous donne une performance scénique elle-même leste et loustic qui le dispenserait presque d’un tel festin vocal : l’éclat à militaire et mari, et le galbe, le legato soupiré et attendri, lui aussi, dans Pour me rapprocher de Marie. Ajoutons un parfait Alessandro Corbelli en Sergent-Papa (de quoi se rincer du poisseux Pasquale à lui imposé), Doris Lamprecht en dame huppée (mais on n’a guère trouvé à s’esbaudir dans la Duchesse de Dame Felicity Lott).

Marco Armiliato (DR)

N’ayons surtout garde d’oublier la contribution capitale de Marco Armiliato respirant avec les chanteurs et tirant de la partition, avec les merveilleux instrumentistes de l’Opéra,  tout ce qu’elle recèle de délicatesses sonores et musicales. Rêvons : c’est peut-être devant le festival de timbres tyroliens rustiques que Gustav Mahler (qui, sans la diriger, a bien dû entendre Regimentstochter à Hambourg ou Vienne), à l’affût de toute nouveauté sonore comme il était, s’est dit que l’Alpenhorn, ça peut très bien figurer dans une symphonie ? Tout est passerelles dans l’univers de l’opéra. Et tout, bien fait, peut mener à tout.  Ne méprisons pas trop vite !

Opéra-Bastille, le 15 octobre 2012

A propos de l'auteur

André Tubeuf

André Tubeuf

Né à Smyrne en 1930, André Tubeuf collabore aux magazines Le Point et Classica-Répertoire. Il est l´auteur de romans et de nombreux ouvrages sur la musique.

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