Le Festival de Munich

Tannhauser

Pour Wagner et Verdi, les deux jubilaires de l’année, on peut dire que Munich a fait fort ! Certes, son Festival de juillet n’a qu’à puiser dans le quotidien d’une des maisons les mieux gérées, les plus en ordre du monde : et quinze productions, autrement dit le répertoire courant, répondent à l’appel pour constituer le festival d’opéras le plus succulent qui soit. Lucullus dîne chez Lucullus. Mais de là à pouvoir offrir de Wagner ce juillet Le Hollandais, Tannhäuser, Lohengrin, Tristan, Parsifal chacun une fois, et le Ring maison en continuité (les 13, 14, 15 et 18) et de Verdi Falstaff, Traviata, Boccanegra, Otello, Rigoletto (trois fois), Macbeth, Don Carlo (deux fois, le Verdi top de ces dernières années, avec Mehta, Kaufmann, Harteros, René Pape), avec comme nouveauté quatre fois le Trouvère très attendu qui réunit le couple roi, Kaufmann et Harteros !!! Munich a pu se payer le luxe de donner devant l’Opéra, en pré-festival, en sorte de tournoi populaire un « Verdi contre Wagner ». On aime vraiment l’opéra, ici. Et on sait ce qu’opéra veut dire ! Il n’y a plus tellement de hauts lieux (même prestigieux) où ce soit vrai.

Tannhaüser (© Bayerische Staatsoper)

Tannhäuser (© Bayerische Staatsoper)

On s’est combiné son petit tournoi particulier, en commençant par un Tannhäuser de parfaite routine ; on sait qu’ici le terme n’est pas péjoratif. Il signifie que les spectacles font de l’usage : on les renouvelle en les distribuant de façon plus alléchante les soirs de festival. Kent Nagano, chef maison qui quitte Munich pour Hambourg, dirige (comme le Ring, Tristan, Parsifal et même Boris). Cela veut dire ferveur, simplicité, et un professionnalisme absolu qui se remarque, comme celui des formidables chœurs, sans chercher à se faire voir. Ailleurs, on appellerait cela le cousu main. Il manquera toujours à la belle et bonne voix de Robert Dean Smith le bronze et aussi la fêlure, le démonisme surtout, qui font les vrais Tannhäuser. Mais ce n’est pas rien d’assumer le rôle aussi pleinement, et de le chanter jusqu’au bout ! À côté de lui  le Wolfram indescriptible de beauté vocale de Matthias Goerne suffirait à créer l’événement s’il n’était encore éclipsé par la trop rare Anne Schwanewilms en Elisabeth : fragile et fière au II, comme il convient, où son intercession tend un sublime arc lumineux au-dessus de Tannhäuser pris à partie ; et simplement surnaturelle, de timbre, de ligne, de couleur dorée dans la Prière du III dont elle semble ne faire que dire les mots, mais avec quel soutien, et quel frémissement !

Tannhäuser (© Bayerische Staatsoper)

Tannhäuser (© Bayerische Staatsoper)

Le Trouvère, jadis succès de box office absolu, a cessé de l’être depuis que ne se trouvent plus jamais réunis pour le chanter les quatre meilleurs chanteurs du monde (recette donnée par Bernard Shaw, mais par Toscanini aussi), et que d’ailleurs le principal, le plus attendu, le ténor, semble ne même plus exister. Un all’armi qui électrise en effet les guerriers (et l’audience), un Di quella pira couronné par un ut claironnant, les poumons et la sonorité squillante, excitante, d’un Lauri Volpi et d’un Roswaenge autrefois, et même le moins robuste Björling, où les chercher ? On était au Trouvère de luxe dirigé par Karajan à Salzbourg en 1962, on a encore Corelli dans l’oreille (et il avait avec lui Leontyne Price, Simionato, Bastianini !!). On n’espérait pas de Munich, ni de nulle part au monde, un quatuor ainsi ruisselant de beauté, maturité et efficacité vocales (sans compter la ligne musicale suprême). Le Trouvère a rejoint décidément Aida, elle aussi autrefois opéra à voix numéro 1, au rayon des merveilles désormais à peu près indistribuables, du moins si on attend un Celeste Aida qui ne crie pas, et un Nil où la cantilène est reine (et accessoirement l’ut pianissimo et timbré).

Le Trouvère (© Bayerische Staatsoper)

Le Trouvère (© Bayerische Staatsoper)

Munich n’a pas fait la partie facile à son excellent quatuor vocal en confiant la mise en scène à Olivier Py, toujours intéressant et inventif, mais qui multiplie les mouvements accessoires, les escaliers à monter et descendre, les poulies et les machines, et les machins, et croit devoir montrer en vrai tout ce que les récits évoquent, jusqu’aux accouchements et duels fictifs. On ne saurait davantage déconcentrer des chanteurs qui ont fort à faire. On a senti Jonas Kaufmann, admirable présence et efficience scénique s’il en est, perceptiblement découragé devant tout ce fourbi. Le nerf intérieur de son chant s’en est ressenti. Typiquement, dès la fin du III et tout le long du IV, sitôt qu’il n’y a plus de péripéties ni de figuration, et que Verdi ne fait plus que chanter, tout se remet en place, Paolo Carignani au pupitre laisse s’effuser le chant, et l’on a un Trouvère qui n’est plus que beauté.

Le Trouvère (© Bayerische Staatsoper)

Le Trouvère (© Bayerische Staatsoper)

Il y a bien de la grosse voix et quelques mauvaises manières dans le Luna d’Alexey Markov, son Il Balen n’a rien, mais rien de l’élégance de phrasé et du fini de son désirables. Mais même Bastianini ne les avait pas vraiment. Ne pleurons pas sur l’oubli des modèles et la mort du style, et applaudissons très fort. Plus fort encore pour Elena Manistina, Azucena certes claire mais d’une insolence de projection et d’une richesse d’étoffe très admirables. Dans tout ce qui est vocal, y compris la difficile Perigliarti ancora, elle est sensationnelle : typiquement au chant plus intérieur, à l’évocation de Giorni poveri, on se dit que le temps des Simionato n’est plus… Il faut dire très carrément que Manrico n’est pas vraiment un rôle pour Jonas Kaufmann, il n’en a pas la pâte de voix, l’ampleur, la résonance naturelle, le timbre péremptoire. À la place de tout ce qui lui manque il met des effets calculés, un  art du chant unique aujourd’hui, un charme vocal de toute façon capiteux — et, en somme, les notes. L’élégance de Ah si ben mio (avec une sorte de trille) s’annonce par un récitatif qui n’est pas sans afféterie. Ces guerriers élégiaques sont presque en dentelles, et ne claironneront pas leur Pira. Mais les duos avec Azucena sont d’une sensibilité meurtrie admirable, le Miserere s’invente une couleur tragique déclamée et les ultimes échanges (avec Azucena, avec Leonora) sont simplement transcendants d’art, d’intelligence, de beauté. Sûrement pourtant son prochain Verdi à venir, Alvaro à Munich aussi (en décembre), autrement introverti et amer, et martial à regret seulement, offrira d’autres accomplissements à ce ténor de génie.

Le Trouvère (© Bayerische Staatsoper)

Le Trouvère (© Bayerische Staatsoper)

Avec Anja Harteros en Leonora, on est, il faut le dire, dans une autre classe. Voilà Verdi tel que le disque prouve qu’on a pu le chanter autrefois (Destinn, Ponselle, Rethberg, Milanov aussi, elles aussi déjà pas des Italiennes), et tel qu’on ne peut que le rêver aujourd’hui : et voilà,  le rêve est vrai ! Olivier Py lui a offert d’absurdes lunettes noires, et impose de bien absurdes gaucheries à une artiste dont la tenue en scène, altière, engagée, aristocratique, est exemplaire. Aussi bien son entrée, Tacea la notte placida, à froid, n’est que parfaite. Mais le IV tout entier est à elle. La voix, sculpturale, s’allège et s’effuse et s’envole avec des raffinements de détail à peine imaginables aujourd’hui (les légers trilles intégrés à la cantilène !!) Dans le slancio de Verdi, pas un instant ne se perd, ni même se hasarde, une facture, un fini, une précision et un allègement du son qui font croire à une Comtesse de Mozart dans son Porgi amor. Le pianissimo timbré même à hauteur de si bémol  et ut reste intense, émotionnel, théâtral. On ne saurait mieux jouer de la voix. Tout le théâtre de Verdi tient dans cela, ici pleinement réalisé, c’est cela et rien que cela, sa mise en scène, sa dramaturgie sonores. On a entendu Price plus somptueuse d’étoffe, plus grasse dans D’amor sull’ali rosee : mais si suprêmement personnifiée dans sa façon de chanter Verdi, ni elle ni personne. Et dans l’expiration de cette Leonora, Prima che d’altri vivere, la pureté vocale vient à brûler d’un feu sacrificiel ; une âme s’exhale dans son chant. Le monde de l’opéra n’a pas de plus grande magie, de plus vraie merveille à offrir. Beaucoup seront là à capter en direct la soirée du prochain Trouvère de Munich, le 5. Puisse Anja Harteros recommencer pour le grand nombre ce que les bienheureux favorisés du Nationaltheater ont entendu le 1er !

Tannhäuser, le 29 juin 2013
  Le Trouvère, le 1er juillet 2013

  

A propos de l'auteur

André Tubeuf

André Tubeuf

Né à Smyrne en 1930, André Tubeuf collabore aux magazines Le Point et Classica-Répertoire. Il est l´auteur de romans et de nombreux ouvrages sur la musique.

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