C’est le triomphe de Gluck, restitué dans sa sévérité, il faut bien dire sa hauteur, par le team le moins attendu, mais le meilleur qui soit, Marc Minkowski pour la musique (avec ses Musiciens du Louvre/Grenoble évidemment) et Olivier Py pour la scène. Py d’abord car, Alceste ayant beau être assez courte, certes on a le temps d’y voir le temps passer. Or l’imagination ce soir a pris le pouvoir. Des escaliers, ou plutôt escabeaux géants, des parois noires qu’une géniale équipe d’illustrateurs nous change en monuments, ou perspectives, ou presque paysages ; cela se fait et s’efface, ils se relaient, presque invisibles : et voici suggéré le temps (dramatiquement si important ; matière première) de ce qui à vrai dire n’est pas une action, un rituel plutôt. Rituel de mort et de victoire sur la mort dont le très bernanosien Py nous donne une suggestion forte, discrète et poignante avec ce grand prêtre au chevet d’Admète mourant au moment où par Alceste va s’accomplir ce très bernanosien échange des destins — échange des morts. Et le lit d’hôpital, ici, pèse d’une autre évidence, implacable, que celui que Py nous mettait en vue cet été dans son Trouvère de Munich inutilement encombré. Ici l’intelligence se fait simplificatrice et retrouve, dans un noir et blanc lui même simplificateur, ces vertus d’économie, toutes-puissantes au théâtre, mais dont seuls les meilleurs ont le secret.
Une Alceste interprétée, certes, et projetée dans le rituel de n’importe quelle époque, et de n’importe quelle mort. Mais on la suit, palpitant, comme s’il y avait là suspense : simplement parce que c’est serré. C’est aussi serré, serré dans le lyrisme et l’émotion communiquée, grâce à Minkowski. Gluck est sa passion, et Gluck lui réussit. On était à son tout premier opéra en scène, et c’était Alceste, hardiesse grande, à Monte Carlo, il va y avoir bientôt vingt cinq ans de cela. Et comment aurait-on oublié sa transparente, sa déchirante Iphigénie en Tauride avec Mireille Delunsch au Studio 104 ? L’alternance des humeurs, le passage du récitatif à l’arioso, la conduite souple de l’arioso avec soutien aux chanteurs, Minkowski nous fait cela maintenant comme s’il était né dedans, en pleine autorité et légitimité. Par chance —mais non, après tout c’est la moindre des choses dans un Opéra qui soigne ses distributions— il dispose de chanteurs qui savent et peuvent s’engager à fond dans une déclamation passionnée, parfois rien qu’une méditation en musique, avec une plastique vocale sûre d’elle même. Superbes Jean François Lapointe en Grand Prêtre d’Apollon et Franck Ferrari en Hercule (forcément un peu de foire), et simplement exceptionnel quatuor de Coryphées avec Stanislas de Barbeyrac, Marie-Adeline Henry, Florian Sempey et Bertrand Dazin : chez tous un aplomb en scène naturel et discret, des phrases à découvert et qui portent (et dans un français splendide), un profil personnel pourtant qui est déjà un caractère. Bravo. Yann Beuron en Admète a un peu plus difficile à faire, à commencer par le fait de venir à la place d’Alagna qui, par la force des choses et rien qu’en étant ce qu’il est, apporte en scène un autre poids, un autre foyer. Mais Beuron ne remplace personne, il chante Admète et c’est tout. Et il le fait bien, avec la voix du rôle, le style, le timbre (qu’il a toujours eu flatteur), sans rajouter d’inutiles accents (ou gestes) héroïques à ce qui est primo uomo ou leading man certes, mais héros pas vraiment. Rien qu’un mari dont la femme, elle…
Eh oui, la femme. C’est elle ici le héros, et elle seule. Alceste est le plus beau des rôles écrits en français, mais c’est le plus exigeant aussi, le plus sacrificiel (expressément), le plus tuant aussi (littéralement). À peine est-il chantable. Avec un orchestre classique et ce qui du coup souvent devient un sostenuto, le cothurne s’y met, la grande déclamation noble peut se déployer, s’attendrir, flamboyer, une grande wagnérienne lumineuse et souple (cela s’est trouvé : le modèle Litvinne puis Lubin) s’y immole en extase piano. Un tel modèle, la noblesse en matière de chant, le marbre qui s’anime, cela n’existe plus, cela ne prend plus le temps et les moyens (les patiences infinies, et les renoncements infinis surtout), remarquons que Crespin elle-même s’est dérobée devant un rôle qui lui semblait prédestiné. Ou plus svelte alors, une mozartienne ou simplement belcantiste 1830 capable d’incandescence (modèle Viardot), avec des flashes de couleur et chez qui l’accent, ici puis là, infuse une énergie de plus, comme un coup de jarret, comme ont pu être en scène depuis qu’il n’y aura plus de Lubin Callas d’abord, Magda Laszlo, Varady, Verrett (déchirante dans la plainte), Antonacci.
Sophie Koch ne répond à aucun de ces modèles, se contente d’être Sophie Koch, ce n’est pas peu, et fait avec ! Mais elle a pris soin de comprendre la loi intérieure de l’arioso dans Alceste, et ces niveaux d’intensité expressive qui y demandent, de degré à degré dans la tessiture, une souplesse, une plasticité du son, une morbidezza presque que sa voix sans moelleux naturel ne possède pas. Elle y supplée par son intelligence musicale de la ligne et du son, son art d’alléger le plus difficile aigu en fin d’arioso (et Dieu, que ces aigus sont difficiles) en le faisant sonner plein et tenu. Superbes Divinités du Styx, dans leur défi concentré. Non moins superbe Grands Dieux, soutenez mon courage, en vérité touchant au sublime, comme tout ce III° acte où l’orchestre est remonté sur scène laissant la fosse béante pour la saisissante Descente aux Enfers, et les chanteurs à découvert. Avec sa plastique propre, qui est noble, pure, une tenue d’abord (tout autre chose que l’enchaînement d’attitudes des tragédiennes d’autrefois, simple pose, au fond), de cette Alceste émane une radiance chaste, sévère, qui exalte tous les moments où elle peut chanter, si on peut dire, les yeux au ciel. En contraste à quoi, on ne s’étonnera pas que le prodigieux (mais si évasif) Non ce n’est pas un sacrifice du I, simple aparté, qui se parle à soi-même, trouve la grande voix pas encore chauffée moins habile à parler simplement, souplement, ses interrogations à soi. Et c’était une prise de rôle !
Splendide et réconfortante soirée : Gluck servi en équipe, et en gloire, un chef et un metteur en scène main dans la main et à leur mieux, et un rôle immense, aujourd’hui orphelin, assumé à sa vraie pointure !
Opéra Garnier le 12 septembre 2013
Laisser un commentaire
You must be logged in to post a comment.