Triomphe mérité pour l’œuvre lyrique de George Benjamin, à la fois si académique et savante, et si personnelle et neuve pourtant. Le meilleur des moyens, de la tradition et, disons-le aussi, de l’âme de la musique anglaise s’y retrouve, et dans son plus original et exclusif emploi, celui de Paraboles pour un lieu sacré quel qu’il se présente (mais tout théâtre n’est-il pas, ne devrait-il pas être sacré ?), dans la lignée et l’esprit de celles de Britten. Attaques vocales justes et plein centre, intonations tenues ; art suprême du récit calqué du parlé, subtilement modulé ; voix qui se chevauchent, se répondent, et madrigalisent comme a cappella, avec des prouesses de souffle, de timbre, de tenue ; à l’orchestre, traitement de timbres, avec stridences voulues, jusqu’à la crécelle ou au sifflet à roulettes (on est chez un élève de Messiaen explorant le paysage des bois et des cuivres, que ça se dise !) ; avec cela des plages, dans ce qui est musique même, d’une sorte de silence, avec de très beaux suspens. C’est déjà, à son second essai dans le monde lyrique, l’œuvre d’un maître.

Barbara Hannigan & Christopher Purves (DR J. Etienne)

Le Philharmonique de Radio France que George Benjamin dirigeait lui-même lui a donné le meilleur de ses timbres et de sa discipline, disciplinant en effet ce qu’ont d’agressif si facilement les sonorités trop franches dans l’acoustique de l’Opéra-Comique. Ici elle est maîtrisée et c’est tant mieux, car les performances vocales, pratiquement toutes excellentes, et formant un ensemble qui, lui, est exceptionnel, n’ont pas eu à souffrir d’instruments dévorants (ou cannibales, puis qu’il est question ici de cœur mangé, d’après la légende occitane). Hors pair l’Agnès à timbre vibrant (il le faut, émotionnellement ; mais le vibrato certes, ici, n’est pas obstructif) et pur, aux phrases longues, par elles-mêmes musiciennes, de Barbara Hannigan, et l’Ange/Garçon d’Iestyn Davies, personnage touchant et engagé, chanteur sensible et virtuosissime (doué en plus d’un très enviable contrôle plastique du son). Excellent le Protector de Christopher Purves, plus humainement sonore, mis aussi impeccablement accompli.

Barbara Hannigan & Iestyn Davis (L’Ange/Garçon). (DR J. Etienne)

Mais il faut bien mettre un bémol à tant d’éloges. Nous ne voyons au vrai que des silhouettes en scène, elles figurent, se dédoublent dans leur propre discours et, en fait d’être, they pretend ; elles font semblant, et non sans prétention. Tout le mouvement savamment mis en scène, côté cour, côté jardin, ici, en haut, par Katie Mitchell ne fait que meubler : mettre de la gesticulation (superprofessionnelle, certes) où il n’y a ni action, ni motivations. La faute en est au seul dramaturge. À se vouloir intellectuellement si sophistiqué, si mode, se résumer en formules choc pour faire penser (l’amour n’est pas un mot, mais un acte, etc), convoquer les anges, les parkings et les papillons, Martin Crimp devient surtout verbeux. Ce qui n’est pas bon pour des personnages supposés s’exprimer et si possible nous intriguer, nous exciter, nous émouvoir par ce qu’ils chantent, et par le fait de le chanter (ce qu’ils font excellemment, on l’a vu). La superbe partition de Benjamin, son sens très aigu du traitement de voix ne cachent pas ce fait plat, qui éclatait dans tous les mots qu’on n’entendait que trop intelligiblement. Il y a un sens poétique et une beauté propre du texte qui, depuis les livrets écrits pour Britten, se sont perdus ; et aussi son génie de la prosodie anglaise. Elle semble ici renâcler à mettre en musique des mots qui décidément n’appellent pas le chant. Ce bémol étant mis, encore bravo.

Barbara Hannigan & Christopher Purves (DR J. Etienne)

Opéra-Comique, 16 novembre 2013