C’est peut être la plus belle soirée de musique pure de l’hiver parisien, oui, pure, en dépit des mots, du chant, et de l’émotion qui leur est propre : si belle, si poignante que, malgré les longs suspens silencieux qu’elle a comportés, le public (quoique arrivé par froid pluvieux) n’a presque pas toussé, comme saisi par cette évidence plus forte, qui tient à distance, et s’appelle respect. Outre le respect, ce programme impliquait, exigeait attention. Sa presque moitié est en russe, sans traduction mise à disposition du public, s’agissant d’ailleurs de mélodies dont Paris n’a guère eu idée depuis que Matthias Goerne, en ce même TCE, donnait la totalité du cycle Michel Ange de Chostakovitch, mais dans la version arrangée pour l’orchestre (en l’occurrence le Concertgebouw avec Haitink, sauf erreur) il y a bien sept ou huit ans déjà.
C’est un risque colossal qu’ont pris Matthias Goerne et Lief Öve Andsnes de construire un programme où quelques-unes de ces mélodies viennent se mêler, sans en rompre en rien la continuité, à un parcours qui commence et finit avec Mahler, composite lui-même, où les plages de douleur privée pure (Das irdische Leben, Kindertotenlieder) sont presque plus éloignées des plages remplies du vacarme et du clinquant grinçant, goyesque, des désastres de la guerre que des intériorisations âpres, amères de Chostakovitch. Très subtilement nous n’aurons jamais eu à sentir rupture, mais glissement seulement, comme un glissement d’humeur, ou d’éclairage dramatique. Même tonalement, dans cette séquence où deux mélodies peuvent s’enchaîner l’une à l’autre par dessus une fraction de silence, la continuité est mise au point avec un tact exquis. Si rupture il y a quelque part (mais combien alors la perçoivent ?), c’est dans la mesure où forcément le russe demande à Goerne un tout autre moule vocal, une autre projection que l’allemand : difficulté d’autant plus grande que certaines mélodies (Immortalité, Revelge) l’obligent à une ampleur sonore, une profondeur de résonance, qui sont sa limite. Ce problème ne se pose pas à Andsnes, le piano de Chostakovitch étant aussi narratif et varié, et brusque, et brutal, et cosmique par ses superpositions de perspectives que celui de Mahler.
Difficulté pourtant : l’habillage orchestral raffiné auquel le public est habitué est impitoyablement gommé, et même ravagé ; apparaissent à nu les rugosités, les clashes de sonorité, le bruitage, notamment dans les scènes de guerre. Plus aucun effet de charme n’est possible et c’est un Mahler sans sentimentalité, en rien viennois, plus du tout chef d’orchestre (et chef d’un orchestre de luxe), un Mahler autrement masculin qui se fait voir. Andsnes met à cela une invention et une diversité de timbre(s), une agilité et un dramatisme de rythmes (qui apparaissent à nu, comme se courant après) qui sont d’un immense pianiste. Précisons à ce propos qu’aucun lied stricto sensu ne demande l’orchestre ni même ne le permet, l’intitulé donné par Strauss à ses ultimes poèmes symphoniques/vocaux étant une exception. Berlioz ou Reger a pu orchestrer du Schubert et Wolf s’est orchestré lui-même (et Strauss aussi, bien avant les Vier Letzte) : c’était pour faire accéder aux grandes salles de concert et à un public plus vaste et payant les chanteurs valeureux défendant des chefs-d’œuvre dans une relative confidentialité. Le lisse straussien y gagne encore, Wolf en revanche n’y gagne rien (sauf l’audience) : et ce que Mahler y perd, en drame, en nudité, en poids de vérité et de douleur, Andsnes nous en a apporté la preuve. Imagine-t-on des couleurs mises aux Désastres de la Guerre ou aux Caprices de Goya ?
La merveille suspendue, progressivement éveillée, puis s’indignant dans la douleur nue, de Wo die schönen Trompeten blasen aurait suffi à toute une soirée. Le contrôle et la plasticité du souffle chez Goerne, la progression de présence dramatique ont fait cela inoubliable : sans omettre le simple établissement du son de la part d’Andsnes, parfois par une seule note frappée son juste poids. Sublime soirée, on le répète. Mais qu’on n’aille pas l’imaginer en rien typique de l’univers du lied, qui n’habite pas naturellement ces confins, ces extrêmes-là. Mais quelle hauteur de culture ! Et quelle raison d’espérer, le public ayant su donner à de tels musiciens, avant ses bravos, son silence…
Théâtre des Champs-Elysées, 15 janvier 2014
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