La Fanciulla del West à l’Opéra Bastille

 

Un des vrais graves problèmes de l’opéra aujourd’hui, c’est que ceux qui le font, ceux qui sont en dernier ressort les responsables de ce qu’on y voit, les metteurs en scène (et derrière eux les directeurs) agissent comme s’ils avaient honte pour l’opéra ; honte de son premier degré, de sa naïveté ; honte pour le public que le public soit assez naïf pour y croire, pour l’accepter tel quel. Certains opéras, il est vrai, sont indestructibles, on le sait, assez costauds pour résister à tous les rhabillages qu’on leur essaye. D’autres ont besoin qu’on les aide en acceptant leurs termes propres et même les soulignant, en les laissant dans leur jus. La Fille du Far West est de ceux-ci, ce n’est pas un hasard si même dans les parties du monde lyrique qui font de Puccini leur pain quotidien, essentiel, elle est restée largement malaimée. Dramaturgiquement imparfaite, et pittoresquement typée, elle est à prendre telle quelle,  ou à laisser. D’autant que la plupart n’écoutent ou n’entendent même pas la merveille absolue de son orchestre, synthèse enivrante de tout ce que la musique pure de la première décennie du XXe siècle avait inventé, innové : Debussy, Ravel, le Schoenberg d’alors, et Puccini lui-même, qui ici se décante et s’étoffe à la fois, et se récapitule —plus les éléments purement américains absolument neufs qui s’y ajoutent, comme du Japon s’était ajouté à Butterfly. Ce goût des timbres, ce raffinement dans leur mixture et ce tact dans leur posologie sont une telle réussite que Mitropoulos — seul musicien peut-être dont on puisse en toute certitude dire qu’il aimait ce qui en musique est moderne et tout autant ce qui en opéra est naïf (et éternel), et à qui on doit l’absolument plus merveilleuse version qui existe de cette Fanciulla (avec Eleanor Steber, intouchable) — l’a dirigée une fois, dit on, sans les voix. C’est dire ! L’admirable Orchestre de l’Opéra de Paris, ici carrément hors de son terrain le plus familier, en a donné une lecture analysée et réaliste, scintillante de timbres, à savourer. Absolue intelligibilité, évitant le fracas comme le clinquant, les voix jamais couvertes, on se demande bien ce que le public de la première a pu reprocher à Carlo Rizzi, et au nom de quelle compétence particulière, s’agissant d’une œuvre que le public connaît si peu.
 

© Charles Duprat (ONP)

© Charles Duprat (ONP)

Revenons aux responsables de ce qu’on voit. On connaissait la production de Nikolaus Lehnhoff, d’Amsterdam 2008, on l’a en DVD. Quand on prend le parti de maquiller entièrement la Fanciulla, au motif sans doute que ses chercheurs d’or forcément habillés en cowboys, avec chemises à carreaux et chapeaux made in USA, sont trop naïfs, trop premier degré, inacceptables sans doute aux yeux d’un public qui en a trop vu, et blasé, il faut se demander aussi quel peut être le temps de vie prévisible d’une production mode, tendance ; combien dure l’effet de modernité. C’est un vrai débat, à la fois esthétique, et de société. La chose sûre, c’est qu’une production qui a pu espérer surprendre est, six ans plus tard, plus ringarde que ce qu’elle essayait de sauver en le rhabillant. Ce saloon devenu bar pour des boys tout en noir et cuir (faux cuir, cheap), nez chaussés de lunettes noires, leurs pistolets à tout bout de champ braqués et brandis, habillés par Mme Andrea Schmidt-Futterer (Seigneur ! Moins d’une semaine avant, on voyait ses costumes du Vaisseau Fantôme à Strasbourg en se demandant déjà ce qu’ils vaudraient dans six ans) ; au II, ce camping-car groseille et framboise avec ses bambis dehors et sa trappe sur le toit ; et la glorification hollywoodienne au III d’une Minnie promue Harlow ou Mae West ou Monroe ou qui on voudra… Disons-le bien clair à Nikolaus Lehnhoff, dont on a vu les débuts à Paris avec sa sublime Femme sans Ombre de 1972 : si on ne croit pas assez à une œuvre pour la présenter telle quelle, pour assumer sa naïveté et son lyrisme propre, les bons sentiments dont expressément elle ruisselle, les fleurs et même le bout de ruban que les hommes au I offrent à Minnie, eh bien qu’on ne la monte pas ! La générosité, l’altruisme, l’entraide (ils se cotisent pour rapatrier le plus cruellement nostalgique d’entre eux) de tous ces braves gens, remuants et bagarreurs mais prêts à chanter en chœur (sans constituer un chœur), à danser en s’accompagnant à bouche fermée et même à écouter la leçon du Psaume de David que leur lit Minnie (elle leur fait la classe, oui) deviennent simplement grotesques transposés dans un bar d’une tout autre tendance où le moindre geste pousse à la gâchette. À quoi on répondra peut-être : mais ce n’est pas transposé ! C’est toujours la Californie ! Mais la Californie maintenant, pour notre imaginaire à tous, c’est forcément Hollywood. Donc Mae West, Marilyn etc. et les bad boys nouveau modèle. Pur sophisme ! On y croira le jour où Hollywood pour ses westerns renoncera aux grands espaces (avec leur silence solennel, qui est musique, leurs cimes chastes et leurs ciels purs), quand les chevaux seront remisés (au motif qu’ils font datés), quand l’épopée de l’Ouest ira à moto. On a vu ça, on connaît The Wild One (L’Equipée Sauvage), Brando en cuir et enfourchant. On l’aime. Mais pas sur musique de Puccini, qu’on n’entendrait plus.
 

© Charles Duprat (ONP)

© Charles Duprat (ONP)

 

Claudio Sgura & Nina Stemme © Charles Duprat (ONP)

Claudio Sgura & Nina Stemme © Charles Duprat (ONP)

Ayant dit cela, on doit dire aussi ce qui est réussi. Le cast, excellent de bout en bout, à ceci près qu’une identité vocale aussi soigneusement (et coûteusement) accordée à une douzaine de comparses masculins est ruinée sans retour par l’uniforme noir, jusqu’aux lunettes, qui va les rendre quasi indifférents. S’en détache en blanc le très bon Jake Wallace d’Alexandre Duhamel, qui n’a que le tort ici de sembler sortir d’un autre film. Deux silhouettes noires se détachent aussi, malgré l’uniforme, l’excellent Jack Rance de Claudio Sgura (entendu ici-même en Barnaba de Gioconda), voix franche et pas saturée, dont on comprend les mots, jeu qui ne force pas sur le noir, et nous fait Rance plus sympathique que souvent (ah, l’affreux Gallo du DVD d’Amsterdam !) ; et Marco Berti (Dick Johnson), qui a des saisons d’opéra derrière lui, a spectaculairement minci, et affiné son jeu et son chant d’autant, la voix restant bellement timbrée, dans le premier degré du personnage.
 

DR

Nina Stemme (DR)

Nina Stemme (Minnie) est évidemment très à part, et pas seulement parce qu’au I elle est en rouge. On a besoin ici de la projection, du volume et des aigus dardés d’une Turandot ; mais aussi de la tendresse, l’attendrissement, la morbidezza d’une Butterfly (pour ne pas aller jusqu’à Liù). C’est demander la quadrature du cercle. Elle la réussit autant qu’il est humainement possible aujourd’hui, où plus personne n’a, comme ont eu Eleanor Steber et Dorothy Kirsten également Américaines, une luminosité qui est en même temps en quelque sorte matière et masse, avec la force de pénétration du métal. Rien d’italien dans les moyens fantastiques de cette chanteuse hors du commun ; mais la vibration riche et cuivrée d’une voix gigantesque maîtrisant ce qui dans le vibrato certains soirs, fatalement, même chez elle, peut devenir tremolo. L’attaque est exemplaire, plein centre (il faut la regarder quand elle la prépare, sur l’ut quand il faut) ; la phrase ample, frémissante, féminine. Ce n’est pas sa faute si l’environnement noir propre à la mise en scène et l’environnement métallique propre à la Bastille déteignent çà et là sur elle, ramenant de la froideur là où elle s’efforce de mettre de la chaleur.  Sublime performance artistique et vocale, mais vous la verriez mieux dans son élément dans la toute récente production de Stockholm en DVD, appariée à Antonenko qui a un format comparable, et dans une mise en scène qui ne souligne pas aussi cruellement les faiblesses dramatiques impossibles à déguiser (rhabillées, elles n’en deviennent que plus criantes, le I qui n’arrive pas à commencer, le III qui ne sait pas comment finir) d’une partition géniale, que les amateurs savourent avec ivresse et une qualité de plaisir lyrique complexe, comparable à nul autre, dont Paris attendra sans doute longtemps encore qu’on le lui dispense à plein.

Opéra Bastille, 1er février 2014

A propos de l'auteur

André Tubeuf

André Tubeuf

Né à Smyrne en 1930, André Tubeuf collabore aux magazines Le Point et Classica-Répertoire. Il est l´auteur de romans et de nombreux ouvrages sur la musique.

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