La première remarque sobre qu’inspire Le Roi Arthus carrément imparfait mais carrément méritoire que présente l’Opéra du Rhin (Bastille suivra l’an prochain), c’est que Ernest Chausson n’avait pas les moyens de son sujet. Il n’a pas (on s’en serait douté par le reste de son œuvre) le souffle, pas la tête épique. La virilité chez ses héros masculins est tout sauf héroïque : défaitisme, mélancolie (Arthus), pure pulsion sensuelle, ou guerrière (Lancelot). Il a certes, et somptueuse, la palette ; l’orchestration est raffinée, quelque chose qui vient de Berlioz et va jusqu’à Debussy s’y montre sans cesse, qui masquerait presque la référence wagnérienne, marquée d’ailleurs constamment par ce qui semble une allégeance par voie de citations et allusions —comme un Kurwenal expressément aux genoux de Tristan, maître proclamé. Chausson était de grande culture littéraire, et il ose être auteur de son propre livret. Mais ce qui frappe, en contraste au modèle wagnérien avoué, c’est la gaucherie de la prosodie, comme si l’intention mélodique et la textualité, quoique venues de la même pensée et de la même plume, s’accommodaient imparfaitement l’une de l’autre. Surprise, quand on lit le texte. Il est bon, à la lecture : mais il n’appelle pas le son, la dimension du chant ne lui va pas, bref il est gauchement mis en musique. L’orchestre chante mieux que lui. Il faut ajouter que Chausson librettiste n’a guère idée d’un temps dramaturgique musical, celui de l’action scénique. Cela fait bien des gaucheries, que la confrontation au modèle wagnérien fait paraître plus gauches encore. Sous sa plume (celle du poète comme celle du musicien) un chant de laboureur fait copie d’ancien, artificiel et faux, tortillé jusqu’au ridicule. Berlioz sait autrement gérer un simple chant hors action, voir Iopas. Et Wagner son Seemann et son Steuermann. Constatons le tout simplement, Chausson n’a pas ce génie intuitif, essentiel à l’art lyrique, de pressentir ce que le mot en devenant chant va vouloir dire, va durer, quel effet il va faire. À hauteur et dimension de Temps des lilas il peut ; pour une grande longue affaire épique, qui comporte un duo d’amour colossal, pardon, il ne peut pas. Il a besoin qu’on l’écoute avec les oreilles de la foi, et que la vision scénique y aide.

“Le Roi Arthus” (Acte 2) : Genièvre (Elisabete Matos) & Lancelot (Andrew Richards). © Opéra National du Rhin / Alain Kaiser
Quand on entendra Le Roi Arthus chanté par de vrais bons chanteurs, ils feront passer la chose par leur conviction, leur dimension de souffle et de vision, leur génie du français.

“Le Roi Arthus” (Acte 2) : Lancelot (Andrew Richards), Arthur (Andrew Schroeder) & Genièvre (Elisabete Matos). © Opéra National du Rhin / Alain Kaiser
Au plus près de ces qualités on trouve Andrew Schroeder, remplaçant de dernière heure (pour Franck Ferrari empêché), qui sait son rôle d’Arthur, en a la vision : belle ligne de chant noble, avec des effets attendris et allégés, un français royal, qu’on a la méchanceté de l’obliger à projeter de trop loin au tableau de la Table Ronde. Andrew Richards en Lancelot est loin de le valoir : français correct, sans sens particulier de ce que le français peut produire de poétique du fait qu’on le chante. Ridiculement long de cheveux (de vilains cheveux) par la volonté de Keith Warner qui met en scène, il n’a plus rien du charme physique et de l’aura qui sont essentiels à Lancelot, et il ne suffit pas que son ténor graillonneux fasse les notes. Encore est il un modèle d’élégance (à voir, à entendre) comparé à la calamiteuse Genièvre d’Elisabete Matos, stridente, criarde, avec qui les phrases amoureuses deviennent vinaigre et vitriol. Warner, il faut le dire, l’a fagotée, ses tresses somptueuses (supposées être brunes et bleues comme la nuit) sont comme une queue de renard pisseux ; le livret (ce qui n’est pas bien malin de la part de Chausson) lui demande, nouvelle Eboli, de s’étrangler avec ces tresses qui font sa beauté, don fatal. Warner veut mieux, il la fait se pendre avec, se laissant glisser sur la tôle ondulée d’un toit d’infirmerie : moyen parfait pour faire rire d’une œuvre qui n’a pas besoin de cela. On veut bien croire que Warner n’aime pas la façon dont Chausson traite la Table Ronde et la geste d’Arthur : mais à ce point la rendre caricaturale ! Et la surcharger d’abord d’uniformes français d’entre deux guerres ! Et, pour bien montrer qu’on sait son Wagner, mettre le 2e acte au lieu d’une forêt dans des rangées de fusées (référence au dépôt de cuirasses au II de Tristan à Bayreuth autrefois, dans la mise en scène de Herr Müller). Maudits metteurs en scène ! Arthus est un chef-d’œuvre imparfait et fragile mais c’est un chef-d’œuvre : et sa seule chance de vie sur une scène d’aujourd’hui est qu’on le montre dans ses termes propres, qui sont de vitrail, de flou artistique, d’idéal. On fait juste le contraire.
Si la représentation a de la tenue et se suit jusqu’au bout, c’est grâce à la conviction passionnée de Jacques Lacombe qui dirige avec une continuité et un souffle impressionnants, entrainant le Symphonique de Mulhouse très au-dessus de ce qu’on espérait (ou craignait) de lui en l’occurrence. Ajoutons l’admirable tenue (vocale, morale aussi) de Schroeder. Honneur de toute façon à l’Opéra du Rhin pour avoir monté Arthus sans les moyens que Paris l’an prochain y mettra. Honneur certes, mais ambigu : car plus d’un (merci, M. Warner) se sera dit qu’une fois Arthus dans une vie, c’était assez…
Les voyageurs de Strasbourg auront pu être comblés le lendemain par le magnifique liederabend d’Albert Dohmen, grand chanteur dramatique, pour qui cet exercice est rare. Mais quand il fait les choses il ne les fait pas à moitié. En première partie à la fois les Michelangelo de Wolf et les Pétrarque de Liszt, c’est se mettre à soi-même la barre intellectuellement très haut, s’astreindre aux deux bouts de la tessiture, ne pas ménager l’auditeur. Mais on peut se le permettre à Strasbourg au moins, où il y a une culture du lied, entretenue depuis des dizaines d’années par une série de récitals à l’Opéra. Cette saison-ci Christoph Prégardien, Mojca Erdmann, Angelika Kirchschlager précédaient (excusez du peu), Stéphane Degout et Sophie Koch vont suivre. Salle recueillie, sans une toux malgré le froid brusquement revenu. En deuxième partie des Pfitzner (dont Im Herbst, Sehnsucht, In Danzig) d’une vérité amère, d’un frémissement sensible exceptionnels ; et Richard Strauss princièrement dit (Die Nacht, Morgen) presque plus que chanté. S’excusant alors (dans un français superbe de bien dire) d’avoir tant demandé à la patience de l’auditeur avec une première partie si austère, Dohmen l’a récompensé d’un Zueignung attendu et mérité puis, exception à la règle du liederabend et annoncée comme telle mais reçue avec enthousiasme, L’Enchantement du Vendredi Saint modelé et projeté en heldenbariton. Et pour finir (je cite, dans un français toujours aussi beau) « ce lied du grand Schubert qui résume toute la vie d’un musicien, An die Musik », donné archet à la corde, sa seconde strophe reprise dans une nuance piano miraculeuse par l’excellent pianiste roumain Adrian Baianu. Le soir d’après, ce retour à la simplicité, à la vérité montre combien le chant comble, et suffit. Genièvre a dû s’en bouffer les tresses.
Opéra du Rhin Strasbourg, les 14 et 15 mars 2014
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