Le Chevalier à la rose au Théâtre des Champs-Elysées

 

(DR)

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Le Théâtre des Champs-Elysées a fait une ovation, et mêmes plusieurs, à la meilleure mise en scène du Chevalier à la rose qu’on ait vue depuis longtemps. Des chanteurs qui ont exercé leurs rôles en scène et en costume se sont contentés de les vivre, à plein, se regardant et se touchant l’un l’autre, réagissant l’un à l’autre comme le texte et la situation le demandent, réalisant totalement (tant ils sont bons chanteurs et bons acteurs) les intentions expresses de Strauss et d’Hofmannsthal. Evidemment, la musique aura l’air de tourner un peu à vide quand à l’auberge du III les jupons et la culotte de Mariandl sont censés passer par-dessus le rideau qui cache le lit. À cet assez petit détail près la scène a peu manqué à un Chevalier si bien vécu et incarné ; et la main des metteurs en scène, tels qu’ils sont devenus, pas du tout. Eh non, on n’a pas eu la pasta sur le lit de la Maréchale comme avec M. Wernicke ; le II en sous-sol dans la cuisine, comme avec M. Bechtolf ; le III dans un bordel, comme avec M. Carsen. J’ajoute : s’il nous plaisait, à nous spectateurs, de les voir tels en imagination, eh bien c’est notre droit, qui en l’occurrence ne gêne pas le droit égal (et peut être contradictoire) du voisin. La chaleur de l’ovation finale, adressée à cette absence d’artifices précisément, devrait faire réfléchir quelques décideurs.

J’ajoute immédiatement : pareille performance, vivante, entraînante, incarnée, n’est possible que parce que l’orchestre est celui de l’Opéra d’Etat de Bavière, qui sait son Chevalier et en fait vivre le moindre mouvement, le  moindre enchaînement, la moindre transition orchestrale (et il y en a ! il n’y a que ça !) avec une vérité, une instantanéité, une légitimité uniques au monde. Il vient d’en donner trois représentations à Munich, dirigé par Kiril Petrenko, son nouveau chef permanent, dont les prouesses dans la récente nouvelle production de La Femme sans ombre montraient la maîtrise des timbres et des fluidités, de l’endurance agile aussi, qui vont à Strauss. Avec Le Chevalier lui aussi trouve sa légitimité in loco : on sait qu’il s’y mesure à la plus redoutable des ombres possibles. Il y a des siècles en effet, dirait on, que la superbe et indémodable production d’Otto Schenk et Jürgen Rose, exemplaire de simplicité, d’évidence et de grâce, fait les beaux jours de Munich. Elle a trouvé d’emblée un état de grâce absolu avec Carlos Kleiber qui, littéralement, n’y dirigeait pas la partition mais semblait la danser, et la laisser s’envoler du bout de ses doigts, avec des voluptés sonores enivrées d’elles-mêmes. Kiril Petrenko se garde bien de chercher à recommencer l’inimitable. Il a les pieds au sol (avec des fléchissements de genoux, des rotations de torse et des appels du pied, évidemment) ; mais ce qu’il impose, la façon dont il entraîne, est d’abord un contrôle absolu, l’œil y est à chaque instant (on le voit qui incite, et vérifie). La texture orchestrale sonne sensiblement moins fluide, plus charnelle qu’avec le prédécesseur, avec des renflements de substance passionnelle (dans les premiers échanges du I) qui sont d’un tout autre réalisme. La somptuosité des timbres, leur miraculeuse fusion (et leurs échanges) paraissent refléter la simplicité et la beauté d’une production classiquement élégante entre toutes. Tous ensemble nous ont donné ce qui est le plus rare et le plus précieux dans un Chevalier scénique : la conversation en musique, dont on sait qu’ici elle s’accélère jusqu’à la farce, et quelle farce, sans cesser d’être conversation. Bref on était au théâtre, sans les inconvénients du théâtre d’aujourd’hui.

Sophie Koch (DR)

Sophie Koch (DR)

Ce n’est pas mince mérite à Sophie Koch, qui chantait encore samedi 15 Werther à New York, d’avoir rejoint en quelque sorte au vol cette reprise des 2, 5 et 8 mars, en si belle fraicheur et surtout chaleur vocales (Alice Coote était l’Oktavian affiché à Munich).  La complicité au I (du geste, des timbres de voix) avec Soile Isokoski était comme raffinée et mise au point dans des échanges en scène, qui pourtant n’ont pas eu lieu.

 

Soile Isokoski (DR)

Soile Isokoski (DR)

Avec Christiane Karg (Sophie) ce fut plus simple : elle même remplaçait Mojca Erdmann annoncée. Leurs regards, leurs inflexions se mariaient d’emblée. Ajoutons que Karg a montré un réalisme, une décision et des pieds sur terre qui font une Sophie palpable, présente : quant aux si bémol puis ut dièse de la Présentation de la Rose, eux s’envolaient !

Christiane Karg (© Thomas Brill)

Christiane Karg
(© Thomas Brill)

Quant à Soile Isokoski : impossible de dire les mots avec plus de naturel, et d’intelligence, de délicatesse dans le naturel ; de mieux nourrir le son pour distinguer le chanté (et quelle plénitude de son alors !) du parlando. Quelle noblesse, et quel contrôle lumineux d’un des plus beaux instruments vocaux de musique de notre époque ! Peter Rose joue Ochs de la voix, sans (trop) en rajouter : d’où une incarnation à la fois succulente, et qui suffit : des ovations ont salué sa fin du II, avec son beau grave vraiment chanté.

On ne peut citer tout le monde dans cette performance qui est, l’a-t-on assez compris, celle d’une équipe ? Et d’une équipe telle que pour Le Chevalier il n’en existe plus qu’à Munich, avec cet art (aujourd’hui perdu) de laisser les œuvres vivre et durer dans leur propre jus ! Mais enfin une Marianne comme Ingrid Kaiserfeld, un Commissaire comme Christoph Stephinger,  une paire d’Intrigants comme Ulrich Ress et Heike Grötzinger, ça se salue ! À tous bravo. Et à Munich, après ces merveilles de Bohème, Walkyrie, Parsifal, Fidelio donnés dans la vérité nue du concert, et ce Chevalier qui les couronne, on dira simplement : Revenez !!

 

Théâtre des Champs-Elysées, le 18 mars 2014

A propos de l'auteur

André Tubeuf

André Tubeuf

Né à Smyrne en 1930, André Tubeuf collabore aux magazines Le Point et Classica-Répertoire. Il est l´auteur de romans et de nombreux ouvrages sur la musique.

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