L’Opéra-Comique fête Rameau avec Platée

 

La France fête donc les deux cent cinquante ans de la mort de Rameau ? Précisons qu’elle l’avait royalement enterré. L’Opéra de Paris du temps de Jacques Rouché a remis sur cothurne Castor et Pollux : panache dans la déclamation lyrique, panaches aussi au cimier, bref un objet de musée. On applaudit, on peut vivre sans, sauf les bibliothécaires, dont c’est le gagne-pain de dépoussiérer du vieux papier. Honneur à Marcelle Meyer, missionnaire et prophète. Elle s’est moquée de l’authenticité proclamée du clavecin, a réduit Rameau à son piano et, de la façon la plus rigoureusement économe, montré en lui le génie fait à la fois de fantaisie et de rigueur, l’inventeur, le maître ès harmonie et ès rythme que toute l’Europe musicienne peut nous envier.

Aux années 50, avec Les Indes Galantes, Maurice Lehmann (ex patron du Châtelet) faisait du Palais Garnier une annexe du Lido, plumes et chic. Tout autre chose s’est révélé à Aix 1956. Il y a de l’empesé et du compassé, forcément, dans des opéras ballets faits pour Versailles et son protocole de Cour, mais le Rameau expressément bouffon est aussi le champion d’une vis comica, le maître ès burlesque, l’ancêtre de l’opérette à la française que personne ne songeait à trouver en lui. Ce fut le miracle Platée, miracle d’un ton, d’un esprit, d’un style : style décoratif, forcément, mais avec les limites que le tact vraiment artiste se donne dans ce périlleux exercice, le portrait charge, celui d’une nymphe grenouille. Platée est ridiculement vaine de ses attraits imaginaires, repoussoir à tout ce que l’Olympe voisin compte de dieux, et même à tout ce que la Béotie, son domaine, compte de batraciens. Théâtre sous le voile du théâtre, monde d’allusions. Quand on se risque à mettre en scène les Dieux, c’est-à-dire la Cour, et à en faire rire, l’obligation de tact décuple. Tout Platée est demi-mot, allusions — donc doigté, tact. Il est tenu pour acquis que le public connaisse sa Carte du Tendre versaillaise, et la béotienne aussi ; qu’il entend le sous entendu. Œuvre raffinée pour public raffiné, et au courant.

Platée (Opéra-Comique) - © Monika Rittershaus

Platée (Opéra-Comique) – © Monika Rittershaus

Pour présenter Platée à un public chez qui cette culture n’est pas acquise, le premier devoir est de décider d’un style dans lequel tous soient complices, artistes et public ; et d’assurer un bien dire qui fait que le mot porte, et à bon  entendeur salut ! Les conditions étaient réunies à Aix, Platée ruisselait de vie, avec la verve de son livret, la drôlerie supérieure de ses costumes. On riait, et on riait léger. Le spectacle ensuite a fait son tour de France. Un tel impact devait 90% à la stupéfiante capacité d’incarnation, d’identification entre Platée et Michel Sénéchal, ténor vocalisant mais en rien haute contre ni alto mâle. Ses mimiques comme ses syllabes, d’une drôlerie et d’une légèreté de touche inouïe, n’imitaient personne, et personne n’a pu les imiter. Les mimiques, on a essayé, encore faut-il que le timbre, la coloration vocale, la pointe, l’œil y soient. Le sait-on ? Ils sont deux acteurs qui aux yeux de Giorgio Strehler incarnaient l’esprit du comédien français en tant qu’il est français : Jacques Sereys dans la Villégiature, et Sénéchal dans Platée et Basile des Noces. À moins d’un protagoniste de même calibre autour de qui tout s’organise, et qui donne le ton, inutile de reprendre Platée.

Cyril Auvity (Mercure) & Marcel Beekman (Platée). © Monika Rittershaus

Cyril Auvity (Mercure) & Marcel Beekman (Platée). © Monika Rittershaus

Portrait charge, mais en un sens one man’s show. La mise en scène telle qu’elle est devenue n’aime pas l’idée. Il n’y a pas de Sénéchal bis. De toute façon l’orchestre, depuis 1956, est devenu baroque. Elle ne saurait désormais être jouée, articulée, porter de la même façon. L’Opéra-Comique a trouvé le protagoniste et héros de son Platée. Ce sont Les Arts florissants, que Christie a préparés et qu’il a dû abandonner (bon rétablissement, Bill !!). Ils ont porté aux nues une musique d’un raffinement et d’une imagination incomparables, exécutée avec une décision, des timbres, un tranchant qui sont une pure joie. Paul Agnew a parfaitement porté à achèvement ce qui avait été si bien entrepris. Et déjà le Prologue de l’opéra nous comblait, nous installant dans le pur plaisir de jouer, le ludique, l’effervescence, scénique et musicale. Vive Bacchus, vive la folie sur scène et en musique. Les Momus, Thespis et Satyre de Marc Mouillon, Cyril Auvity et João Fernandes sont succulent régal, chantant à merveille, avec un aplomb vocal, des dons d’équilibriste aussi — la perfection du mouvement en musique. Arrive hélas, avec la comédie proprement dite, le point noir, Platée protagoniste. Une grenouille ? Un cétacé plutôt, mou de consistance, gestes et ton, d’ailleurs ignoblement fagoté par son costumier. La voix de Marcel Beekman est très bonne, il vocalise bien : mais reste rigoureusement vide de caractère, d’individualité, de pointe ; tout est plaqué, rien qui vienne de dedans, qui invente. Il meuble son débit de gloussements, rires chatouillés, effets fofolle, parfois un aparté graveleux. Les maîtres d’œuvre ne lui ont pas mis en scène sa voix et son chant ; laissé à lui même, il ne fait pas confiance à son texte pour faire rire, ou simplement porter sur le public. La mise en scène ne l’aide pas, avec sa façon bien paresseuse de meubler les temps morts (et il y en a : ballets bouffons, récitatif) par du hors d’œuvre plaqué, qui prend largement son temps : soins esthétiques, tapotements de masseuses, tout un fourbi entre bain de vapeur et salon de beauté qui fait pendant aux chaises, chaises, chaises et serveurs, serveurs, serveurs qui en lever de rideau ne laissent aucun doute quant à qui signe la mise en scène. La figuration et sa gesticulation meublent sans nous laisser reprendre haleine. Du mobilier, tant qu’il n’y a plus de pièce. Est-on dans Alcina, Tannhäuser, une Veuve Joyeuse peut être ? Les accessoires sont passe-partout. Merci pour cette clé de lecture. On préférerait Platée montré et raconté. Un Platée qui ne soit que Platée, comme Les Arts Flo nous montrent que Rameau n’est que Rameau — l’unique.

Marcel Beekman (Platée) & Edwin Crossley-Mercer (Jupiter) - © Monika Rittershaus

Marcel Beekman (Platée) & Edwin Crossley-Mercer (Jupiter) – © Monika Rittershaus

Le vrai choix, la vraie responsabilité était de décider de ce qui va faire rire. S’il suffit pour faire esclaffer le public que Platée pousse un cri, s’étant fait piquer le doigt par une manucure ; que Mercure prenne son portable pour appeler l’Olympe ; ou que Jupiter se fasse la dégaine de Karl Lagerfeld (avec la bénédiction écrite de celui-ci, on veut le croire), eh bien alors il n’y a plus besoin d’être drôle par cela-même qu’on dit, par la façon pointue dont on le chante. Puisqu’on peut faire rire avec le trait le plus gros(sier), pourquoi se fatiguer à en faire du plus fin, à tendre l’oreille pour entendre, et parfois sous-entendre ? Remarquez que le moyen existe. Avec la grande demi-heure offerte gratis par l’Opéra-Comique avant chaque spectacle, il fait confiance au public, à sa curiosité, son goût d’apprendre. S’agissant d’une perle rare et délicate comme Platée, elle suffirait à cette explication précisément. Mais cette même confiance, les metteurs en scène ne la lui font pas. Ils bétonnent, ils jouent la sécurité, en meublant de gags visuels, que ceux-ci aient ou non rapport avec ce qui se dit. Et tant mieux si ça ressemble à la TV, si ça rappelle la Cage aux folles. Et Rameau dans tout ça ?

Cyril Auvity (Mercure), Marcel Beekman (Platée), Edwin Crossley-Mercer (Jupiter) - © Monica Rittershaus

Cyril Auvity (Mercure), Marcel Beekman (Platée), Edwin Crossley-Mercer (Jupiter) – © Monica Rittershaus

 Opéra-Comique le 22 mars 2014

 
Rameau 2014 : 250e anniversaire

A propos de l'auteur

André Tubeuf

André Tubeuf

Né à Smyrne en 1930, André Tubeuf collabore aux magazines Le Point et Classica-Répertoire. Il est l´auteur de romans et de nombreux ouvrages sur la musique.

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