I due Foscari au Capitole de Toulouse, Grigory Sokolov à la Halle aux Grains, et Anna Bolena à Bordeaux !

 

On a pris son bâton de pèlerin. Deux grandes villes, deux superbes Opéras hors Paris où on n’était plus retourné depuis quatre, cinq ans ; plus deux opéras mineurs mais éclatants, qu’on n’avait jamais eu l’occasion de voir : cela valait de boucler son sac. Et on ne le regrette pas !

Le Capitole de Toulouse programmait, débordant à peine sur l’année Verdi, I due Foscari que, sauf erreur, la France n’a jamais montés scéniquement.  Ici c’est sobre, économe et suggestif : unité de lieu autour d’une grande tête de Doge avec ses secrets, les terreurs du pouvoir tel qu’il s’exerce à Venise. Sombre mélo sommaire tiré de Byron, action la plus statique qui soit au sens où tout d’avance est joué, il n’y a en trois actes qu’à exaspérer les ressentiments, gratter les plaies. Deux heures de lamento torturé, alterné. Le plaisir est grand à voir le metteur en scène, Stefano Vizioli, laisser le spectateur libre d’en conclure ce qu’il voudra quant aux souffrances de qui subit le pouvoir, de qui aussi l’exerce : cette politesse s’est faite bien rare à Paris. Plaisir non  moindre à entendre Gianluigi Gelmetti tirer de l’Orchestre du Capitole les sonorités franches et colorées qui vont si bien à ce très jeune Verdi, avec interventions solistes étincelantes.

"I due foscari" (Tamara Wilson, Aquiles Machado, Chœur du Capitole (Photo Camille Giacomel)

“I due foscari” (Tamara Wilson, Aquiles Machado, Chœur du Capitole (Photo Camille Giacomel)

Distribution d’inconnus, cela impliquant que Foscari père aura un interprète un rien jeune, un rien sain aussi, pour un rôle tourmenté entre tous où récemment encore un Nucci hors d’âge réalisait des choses vocalement stupéfiantes. Sebastian Catana se contente d’être excellent, on le retrouvera volontiers dans n’importe quel grand Verdi qui demande stature et cantilène. Foscari junior, Aquiles Machado, est son émule en simplicité, sonorité timbrée et franche, hardiesse de projection (avec risques pris là-haut, et réussis). La révélation est pourtant Tamara Wilson, une Konstanze nous dit-on, mais une Norma en puissance aussi : spinto de vraie hardiesse, concentrée sur le son et l’accent, intense et soignée en même temps : cela même que demande Verdi ! Bref, des chanteurs encore jeunes, qui payent comptant, et qu’on sera heureux de retrouver dans des rôles qui les exposent autrement ; un Verdi encore à grands traits, mais d’une efficacité et d’une concision exemplaires, sans rien de mémorable dans la mélodie mais une évidence mélodique et chantante qui constamment relance l’attention. Que demander de mieux ?

foscari_p.nin.capitole

“I due foscari” (Photo Camille Giacomel)

 

Sokolov (DR)La bonne surprise est que la superbe série toulousaine « Les Grands Interprètes » affichât le lendemain Grigory Sokolov à la Halle aux Grains, dans le programme Chopin qu’il présente aussi à Paris. La Sonate en si mineur commence en écheveau et Sokolov n’en cache aucun des embarras, plutôt surexposés par la sonorité splendide que d’attaque il y met. Sur cette turbulence assumée, parfois chaos, vient régner la magnificence d’un legato comme il n’y a plus guère de pianistes pour le faire ainsi chanter ! Mais cela reste énigmatique, avec une ostensible réticence qui n’est pas ce qu’on associe le plus généralement à Chopin. Mais que dire des Mazurkas ensuite, un groupe de dix comme personne n’en ose, et où personne qu’on sache ne met si peu de sentiment, de chaleur, de sourire… Magistral mais maussade, et comme semblant émaner d’une autre planète. L’étonnant est qu’ensuite, en bis, Sokolov ait aligné trois Impromptus de Schubert, plus le plus long des Klavierstücke pour faire bonne mesure, toute réticence en allée, avec même quelque chose de parfois folâtre dans l’abandon lyrique schubertien (pour ne rien dire de la légèreté étourdissante du toucher). De Vienne et de Schubert venait sans doute cette chaleur et ce sourire de plus à deux mazurkas encore, qui ne ressemblaient plus en rien à celles du début. Colossale performance d’un colosse du piano.

 

"Anna Bolena" à l'Opéra de Bordeaux (Elza van den Heever - DR)

“Anna Bolena” à l’Opéra de Bordeaux (Elza van den Heever – DR)

L’Opéra de Bordeaux montait Anna Bolena pour sa chanteuse préférée, Elza van den Heever, qui y a été Alcina et revient d’une Maria Stuarda au Met qu’on peut voir en DVD. Etrange œuvre. À l’évidence seule une star de première grandeur, par la voix mais par la personnalité aussi, peut donner consistance et centre à une action théâtrale qui n’est pas la mieux nouée de Donizetti, à des prouesses vocales aussi, qui ne sont pas intrinsèquement ses plus prenantes. Callas a réussi cet exploit à la Scala en 1957, aidée de Visconti à la scène, Gavazzeni dans la fosse, et à côté d’elle une Simionato son égale en panache et en sang froid belcantiste. Cela vaut-il de monter une œuvre si pauvre de ressources propres (dramatiques, et musicales), même pour une chanteuse star ?

La réponse de Bordeaux est paradoxale : c’est le cast tout entier qui assume ici son individualité, avec un profil propre chez chacun, et une mise en scène signée Marie-Louise Bischofberger qui, sans direction d’acteurs particulièrement recherchée, apporte à la tapisserie historique qui se déroule sous nos yeux une ambiance (avec des couleurs, des orages, des scènes de chasse) sinon vraiment une animation. L’imagerie est là, mais sans doute de telles œuvres ont besoin d’une stylisation de plus, plus royale, plus somptuaire, pour porter ce qui vocalement appelle le grand, le très grand format, et faire passer des caractères dramatiques si mal définis. La vraie individualité (et différenciation) de leurs timbres mezzo, plus le chant soigné, fait remarquer Keri Alkema (la Seymour) et Sasha Cooke (Smeton), et Bruce Sledge, qui n’a rien de bien intéressant à chanter en Percy, le fait en parfait ténor. Il est permis de trouver à Matthew Rose pour Henri VIII surtout de l’apparence (en stature, en voix aussi) : mais certes Donizetti n’y est pas pour rien. Il est déjà formidable que dans une telle prise de rôle Elza van den Heever ait eu tant à offrir. Dans tous les cas où la voix vibre dans sa plénitude, et elle le fait souvent,  elle est somptueuse, thrilling littéralement : mais il lui faudra le sang froid des quelques représentations pour y mettre les égalisations, les redistributions de timbre, les couleurs et inflexions à chaque fois appropriées. Sans doute un chef de style plus assuré que Leonardo Vordoni l’aurait amenée à davantage de cohérence dans sa façon physique d’assurer le son, à une idée plus étudiée de la phrase noble. Mais ce sont là, encore à l’état brut, de très magnifiques promesses.

 

Toulouse, 25 et 26 mai – Bordeaux, 27 mai  2014

A propos de l'auteur

André Tubeuf

André Tubeuf

Né à Smyrne en 1930, André Tubeuf collabore aux magazines Le Point et Classica-Répertoire. Il est l´auteur de romans et de nombreux ouvrages sur la musique.

Laisser un commentaire