La Traviata à l’Opéra-Bastille

 

Un Verdi et un Donizetti qu’on n’avait jamais vus, ça valait la peine de prendre son bâton de pèlerin la semaine dernière. La Traviata est moins loin, Bastille. Et elle, on peut dire qu’on l’a vue, vingt fois et plus, et dans toutes ses possibles diversités. La première fois, à Garnier, avec Janine Micheau, Sophie et Pamina de rêve, on avait la  transparence, la fragilité, mais le pathos aussi. Et la deuxième, à Garnier aussi, Virginia Zeani, une Gilda, une Lucia, était d’abord une Roumaine : en plus du bien chanter (qui devrait aller de soi) du timbre, de la couleur, Traviata est dramatiquement trop bien composée et serrée (si l’on excepte les assommantes mais obligatoires danses chez Flora) pour qu’on puisse n’en faire qu’un one woman show. Mais la chanteuse s’y défonce tant, à tout montrer de ses dons, les scéniques comme les vocaux ; c’est un tel portrait de femme, avec derrière le trop visible Dumas fils de La Dame aux camélias, l’autrement puissant Balzac de Splendeur et Misère des Courtisanes ; il exige avec une telle évidence à la fois le belcantisme stylé (et même à manières) d’Ah fors’è lui et l’impalpable tenue de phrase d’Addio del passato, et en même temps le ton vériste et vrai de la détresse morale et de la déchéance physique : rien d’étonnant que toute chanteuse qui en a les notes (et si l’on s’en tient à ce que Verdi a écrit, elles ne sont pas hors d’atteinte ; et les quelques vocalises sont tout sauf celles des Puritains, pour ne pas dire l’Enlèvement) aspire à ce rôle des rôles, qui montre au I la diva dans son éphémère brio (et splendeur) de courtisane pour ne plus lui demander ensuite que l’agonie sacrificielle du II, puis l’agonie tout court.

Toutes peuvent être bien en Violetta, les blondes comme les brunes, la seule nécessité est qu’elles s’investissent à fond, y mettent de l’accent, s’y brûlent vives. Rôle de passion s’il en fut jamais. Ont été bientôt disqualifiés les oiseaux simplement dorés, à vocalises et contre mi bémol, qui la chantaient fatalement leggiero, la Melba prude et la Tetrazzini pétulante. La nuance de mort s’y est mise, dès le Prélude du I. Visconti a montré la Flambeuse, la Torpille de Balzac, sous les traits de Callas. Des metteurs en scène sont montés d’un cran dans la symbolique : c’est Béjart, sauf erreur, qui a inventé le cercueil omniprésent. Avec Ponnelle (et Malfitano), avec Lavelli (et Sylvia Sass) d’entrée de jeu le noir était mis. Ce qui veut dire aussi que, fatalité, des metteurs en scène vont s’y mettre et en rajouter, qui ne seront pas du tout des Visconti ou Ponnelle ou Lavelli ou Béjart : mais des coquins qui, au motif qu’il y a tout dans Traviata, y compris Balzac (et Marylin en préfiguration), vont y montrer n’importe quoi. Selon la marge de tolérance laissée par la chanteuse (qui dans Traviata reste forcément, au moins aux yeux du public, numéro 1 dans le spectacle) ils iront plus ou moins loin. Une Angela Georghiu à Bastille déjà, une Anna Netrebko à Salzbourg n’ont pas trop laissé faire. Le moins qu’on puisse dire de Christine Schäfer, admirable artiste mais corps et âme inféodée à ce nouveau système, c’est qu’elle a laissé faire Marthaler. C’était à Garnier la dernière fois et la tondeuse à gazon, la métamorphose en Piaf (ou Marilyn, ou Judy Garland) a donné à plein. La mise en scène de Benoît Jacquot, qui est l’élégance et l’évidence, la ressemblance mêmes, Dieu soit loué, nous ramène dans l’avant Marthaler !

Francesco Demuro (Alfredo Germont) & Diana Damrau (Violetta Valery) (© Opéra National de Paris / Elisa Haberer)

Francesco Demuro (Alfredo Germont) & Diana Damrau (Violetta Valery) (© Opéra National de Paris / Elisa Haberer)

Diana Damrau (Violetta) (© Opéra National de Paris / Elisa Haberer)

Diana Damrau (© Opéra National de Paris / Elisa Haberer)

L’ennui, il faut bien le dire, c’est qu’en l’occurrence celle autour de qui fatalement se construit le spectacle, la Violetta omniprésente, nous ramène, elle, à l’avant Varady et l’avant Cotrubas, en deçà de toutes celles qui, les blondes comme les noires, ont installé en scène cette donnée essentielle : l’intensité. Il manque à la merveilleuse chanteuse qu’est Diana Damrau, virtuose et vocalement raffinée, de savoir mettre l’intense dans l’intime, et réciproquement ; de nous parler de près ; la première éloquence scénique, qui est celle du timbre, n’y est pas du tout ; pour couleurs elle donne des nuances, tout un nuancier de nuances (à quoi Bastille n’est pas précisément propice), jusqu’à l’impalpable et au détimbré, et des fils de voix qui sont des miracles de tenue arachnéenne. Mais d’intensité dans la voix telle qu’à simplement en subir le contact on attrape la chair de poule, eh non. Consciemment ou inconsciemment, elle ne l’ignore pas : et compense par le geste. Pas de mains tordues ni de nervosités, comme chez Cebotari avant Callas et Muzio avant Cebotari : mais des bras diversement tendus, comme pour amplifier et souligner, comme pour faire exister ce qui, en termes de voix seule, ne suffit pas. C’est comme si elle en avait étudié le répertoire et la rhétorique dans des gravures 1830 montrant Grisi affolée par un spectre. Que dire ? On ne peut que respecter une si éminente chanteuse, même quand elle se trompe. Elle le fait avec ce qu’elle a de panache (qui n’est pas son attribut scénique principal). On l’a ovationnée. On la reverra avec joie dans un rôle où elle soit moins étudiée, et laisse plus franchement aller ses dons éclatants.

Francesco Demuro (Alfredo Germont) au pied de l'arbre imaginé par le décorateur Sylvain Chauvelot (© Opéra National de Paris / Elisa Haberer)

Francesco Demuro (Alfredo Germont) au pied de l’arbre imaginé par le décorateur Sylvain Chauvelot
(© Opéra National de Paris / Elisa Haberer)

Son jeune Alfredo ténor, Francesco Demuro, de largement moindre technique et virtuosité, n’a pas de mal à démontrer plus de mordant et, au fond, présence : présence d’un personnage, présence par la voix. Et il suffit évidemment que Ludovic Tézier ouvre la bouche, et la vérité du chant de Verdi est là, sonore, noble, d’une beauté et d’une évidence de phrase et d’une richesse de timbre qui (ce n’est la faute à personne) rapetissent encore sa Violetta dans leur sublime et long échange du II. La splendeur et le raffinement des timbres instrumentaux, pas seulement dans les deux Préludes mais partout, en disent long sur notre Orchestre de l’Opéra et la façon dont Daniel Oren ici les a fait travailler. Unanimité, couleurs, l’intense dans l’intime, ici, oui : travail d’orfèvre. On se rendra sûrement mieux compte de ce travail d’orfèvre qu’a effectué Benoît Jacquot de son côté dans l’espace et le volume insensés de cette scène quand en septembre prochain Traviata sera reprise, moins glamour peut être, mais avec deux Violettas d’esthétique personnelle moins affirmée, et de tout autre timbre, qui laissent à Verdi sa tension nerveuse.

 

Opéra-Bastille, le 2 juin 2014

A propos de l'auteur

André Tubeuf

André Tubeuf

Né à Smyrne en 1930, André Tubeuf collabore aux magazines Le Point et Classica-Répertoire. Il est l´auteur de romans et de nombreux ouvrages sur la musique.

Laisser un commentaire