Die Frau ohne Schatten à Munich

 

L’Opéra de Paris a très convenablement célébré Richard Strauss lyrique ces dernières saisons : Arabella, Capriccio, même une Ariadne devenue vieillerie (elle s’était crue moderne en montrant le nombril de Natalie Dessay : c’était il y a longtemps) mais revivifiée par un fabuleux duo final où Philippe Jordan portait Riccarda Merbeth et Burkhardt Fritz jusqu’aux astres — ça n’est pas rien. Mais enfin 2014, ce sont les 150 ans de Strauss : et c’est à Munich en visite qu’a été laissé le soin de fêter la chose à Paris avec un Chevalier à la rose de concert qui nous révélait le nouveau chef maison, Kirill Petrenko. Le même avait été le héros en novembre dernier d’une nouvelle production à Munich de La Femme sans ombre, avec laquelle avait été rouvert le NationalTheater victime des bombes vingt ans plus tôt en 1943, destruction qui avait donné le sentiment au glorieux enfant de la ville, un Strauss qui approchait ses 80 ans, que toute une civilisation, pas son passé seulement, mais le futur fécond dont elle était encore porteuse, disparaissait dans l’apocalypse des bombes. Il n’est pas nécessaire de souligner la relation vitale entre Strauss et l’Opéra de Munich, où son propre père était corniste (et créant Wagner). Certes Dresde a connu les créations sans doute les plus spectaculaires, mais dès l’arrivée de Clemens Krauss en fin d’années 30 Munich offrait des œuvres de son fils illustre un festival permanent, exemplaire : une troupe (et quelle troupe !), un esprit au service de l’œuvre ; au service aussi d’une histoire de l’opéra européen qui, comme elle, peut va continuer d’avancer…

La Femme sans ombre domine de sa hauteur intellectuelle et morale la totalité de la création commune à Strauss et Hofmannsthal. Œuvre nourrie de la Première Guerre et de ses détresses : les civilisations commençaient d’apprendre qu’elles sont mortelles. Leur seule œuvre commune qui ait des enjeux, expose des valeurs, et ne s’en cache pas. Aucune frivolité calculée ici, aucun jeu esthète sur les Formes. Pas de déclaration d’amour à Pauline ici (sa Seltsamkeit, son caractère, disons, particulier, n’a pas pu ne pas reconnaître quelques-uns de ses traits transférés à la Teinturière, à son plus acariâtre) ; mais un hymne vibrant à l’amour conjugal, et autrement argumenté que dans Fidelio ; un hymne, expressément, à la fin du I, aux époux. Oui, aux époux. Les Veilleurs de la Cité le chantent à trois voix, textuellement. Eux sont ce seul pont solide qui fait que la vie peut passer au dessus de l’abîme. On ne peut être moins mode. On ne peut davantage enraciner une dramaturgie (et Dieu sait que La Femme sans ombre y donne matière) dans une civilisation, et même une morale. Il est très admirable que Krzysztof  Warlikowski, si volontiers iconoclaste, ou simplement désinvolte (et/ou m’enfichiste) ait laissé ce ressort dramaturgique intact. Il est vrai que sans lui l’œuvre serait entièrement défigurée, dévoyée. On n’a pas vu que ça arrête les casseurs.

 

Johan Botha (L'Empereur) - © Wilfried Hösl / Bayerische Staatsoper

Johan Botha (L’Empereur) – © Wilfried Hösl / Bayerische Staatsoper

 

La qualité de cette mise en scène, son sérieux, sa concentration sur l’essentiel, donnent son unité et sa force dramatique à cette admirable soirée. La direction d’acteurs obtient de ceux-ci (ou leur donne) un naturel confondant, une aisance plastique parfaite. Il faut y ajouter notamment dans l’utopie du III (on est chez Keikobad, ou dans le cauchemar de qui on voudra) un très remarquable usage de la vidéo, signée Denis Guéguin : forêt pour s’y perdre ou eau pour y couler. Son appropriation au sujet qu’elle traite, sa pure beauté poétique font paraître bien plate (et boursouflée en même temps)  la tristanerie puérile récemment revue imposée à Wagner par le plus illustre vidéaste du jour. Il n’est pas simple de tenter devant nous la visible confrontation entre une héroïne et « la petite fille qu’elle fut » (comme dit Ariadne). Ce qu’on reçoit ici est d’une simplicité et d’une intelligence inoubliables. Il reste de la confusion, de l’arbitraire aussi : mais comment se tirer des changements de lieux prescrits par le livret, des fantasmagories aussi, sans qu’on s’y perde ? Il faut souligner à cet égard qu’en dépit de la réputation d’obscurité qui lui a été faite, La Femme sans ombre devient aussi claire que Le Chevalier, du moment qu’on écoute et entend les mots. À bon entendeur…

 

Deborah Polaski (La Nourrice) & Adrianne Pieczonka (L'Impératrice) - © Wilfried Hösl / Bayerische Staatsoper

Deborah Polaski (La Nourrice) & Adrianne Pieczonka (L’Impératrice) – © Wilfried Hösl / Bayerische Staatsoper

Le miracle absolu est que, lançant à toute force les coups de percussion qui s’y donnent et lâchant tous les orages instrumentaux possibles, l’intelligibilité des mots, leur beauté intrinsèque aussi, donc les situations et les conflits, restent les premiers héros de la soirée. Nul doute que Sebastian Weigle a trouvé l’orchestre entièrement préparé par les représentations de novembre avec Kirill Petrenko, mais à lui seul revient le mérite de cette lumineuse exécution, transparente, et tutta forza pourtant, avec une mise en place fine et brève comme dans des échanges mozartiens de petites interventions et ponctuations qui maintiennent le naturel et la vie, et la beauté musicale, mêmes. C’est comme si les chanteurs n’avaient qu’à ouvrir la bouche.

 

Johan Botha (L'Empereur), Adrianne Pieczonka (L'Impératrice) - © Wilfried Hösl / Bayerische Staatsoper

Johan Botha (L’Empereur), Adrianne Pieczonka (L’Impératrice) – © Wilfried Hösl / Bayerische Staatsoper

Indéniablement aussi bien à Deborah Polaski (la Nourrice) et à Adrianne Pieczonka (l’Impératrice) il a fallu une première scène pour que leurs voix s’échauffent. Les légèretés extrêmes (mais expresses) du réveil de l’Impératrice n’y étaient pas vraiment. Si le côté Fée de l’Impératrice y a perdu, le côté Femme (autrement développé : l’aspiration à l’humanité, véhicule dramaturgique essentiel) y gagne immensément. L’adieu à la Nourrice puis l’adresse (avec ineffable violon solo) à Keikobad ont été le sublime même, sublime qui n’est pas vocal seulement, le sublime du sens. Polaski de son côté a su à la fois parler et chanter jusqu’au bout son égarement du III, sensationnelle jusque dans son châtiment. Le troisième personnage du monde des Esprits, l’Empereur, reste unidimensionnel, malgré sa tragédie propre, qu’il n’a pas à faire passer dans son chant. Mais de quelle voix Johan Botha fait cela ! en plénitude, en largeur, en timbre, en majesté aussi ! et avec, lui, un tel solo du violoncelle !

 

Renate Jett (Keikobad), Adrianne Pieczonka (L'Impératrice) - © Wilfried Hösl / Bayerische Staatsoper

Renate Jett (Keikobad), Adrianne Pieczonka (L’Impératrice) – © Wilfried Hösl / Bayerische Staatsoper

 

Deborah Polaski (La Nourrice) & Sébastian Holecek (Le Messager) - © Wilfried Hösl / Bayerische Staatsoper

Deborah Polaski (La Nourrice) & Sébastian Holecek (Le Messager) – © Wilfried Hösl / Bayerische Staatsoper

Le Messager, Sebastian Holecek, montre presque autant de mordant qu’on en a entendu à Bryn Terfel à Salzbourg naguère. Barak (John Lundgren) a la stature, la présence et, plus important encore,  la sympathie, qui est la clé du rôle. Son métal n’est pas particulièrement favorable aux longues phrases de compassion (parfois sentencieuses) qui en sont comme la signature. Mais tant de poids et d’autorité, cela suffit à l’imposer dans un rôle qu’il assouplira (seul des principaux, il est nouveau à cette représentation de festival, unique). Il faut mettre absolument hors pair Elena Pankratova, voix absolument slave par sa richesse et sa couleur mais non moins absolument indemne du vibrato qui trop souvent va avec (et donc l’intonation aussi). La fraicheur et l’endurance du chant, la vérité et la simplicité de la caractérisation, tout cela ne fait qu’un ; et pardon, c’est sans coupures… En fin de II cette Teinturière se rajoute pratiquement une scène finale de Salomé et depuis une heure déjà la tessiture est tendue à s’en étrangler… Que les deux femmes aient encore leur voix pour le quatuor jubilatoire de la fin est à peine croyable. À ce propos : les coupures rouvertes au III (arrivée puis surtout solitude de la Nourrice, allées et venues du couple Barak, mélodrame parlé de l’Impératrice lors de sa tentation) rétablissent l’équilibre d’un III où trop d’allègements donnaient au Finale genre IXe Symphonie un poids disproportionné, comme si l’essentiel était là. Très justement le martyre (muet ou chantant) de l’Impératrice récupère ce poids central, à quoi fait contraste l’admirable duo entre Barak et la Teinturière séparés (elle y a trouvé, elle, des couleurs poignantes dans une ligne souveraine, et lui un fa dièse surnaturel pour couronner sa consolation).

 

Elena Pankratova (la Teinturière), Adrianne Pieczonka (L'Impératrice), Deborak Polaski (La Nourrice) - © Wilfried Hösl / Bayerische Staatsoper

Elena Pankratova (la Teinturière), Adrianne Pieczonka (L’Impératrice), Deborak Polaski (La Nourrice) – © Wilfried Hösl / Bayerische Staatsoper

 

Très sensationnelle représentation d’une œuvre unique chez Strauss même, exposée et rendue dans sa complexité spirituelle et sa somptuosité musicale et vocale. Ah, on y a admiré, Dieu sait, Böhm avec l’Orchestre de l’Opéra de Paris, Solti avec les Wiener, Sawallisch avec ce même orchestre. Mais dans cette totalité de substance et de sens, jamais.

 

National Theater,  Munich, 29 juin 2014

 

 

Anja Harteros (DR)

Anja Harteros (DR)

Pas d’opéra le lendemain, Seulement Anja Harteros dans un de ses trop rares récitals, avec l’indispensable Wolfram Rieger. Schubert et Brahms seulement. Ganymed et Rastlose Liebe pour attaquer, pour lancer, mettre en harmonie les effets de timbre, la consistance de la plastique sonore : et Dieu sait que les deux vont jouer ensuite de cette complicité absolue ! Je vais le dire d’un mot. Une vie (et assez remplie) de liederabende ne m’a pas permis de simplement rêver entendre un jour Nacht und Träume chanté à deux comme cela, avec cette pureté de timbre et de ligne, cette humilité passionnée, le sens ainsi mis dans le son. Avec la crinière noire de ses cheveux flottants, sa taille et sa tenue, ce fichu croisé sur sa robe noire, Harteros venait d’incarner l’apparition même de la Mignon de Schubert (Nun lasst mich scheinen) avec une mélancolie lumineuse et quelle prodigieuse intensité évocatrice dans un son toujours piano, et qui met des gradations dans sa nuance piano !… Mais voilà, ce piano-là est nourri. Il n’est pas tout juste un effet. Au contraire, et c’est sa richesse justement qui permet les effets. Les légitimes, ceux qui jouent sur la plastique même de la voix. Rieger en fait autant avec son timbre, son temps à lui. Quelle rencontre ! Le NationalTheater plein (pour Schubert et Brahms) connaissait même miracle, même plénitude (et recueillement) que la veille. Mais dans un Festival comme celui-ci, ce qu’on montre, c’est le travail de l’année. Le quotidien. Heureuse Munich !

 

National Theater Munich, le 30 juin 2014

A propos de l'auteur

André Tubeuf

André Tubeuf

Né à Smyrne en 1930, André Tubeuf collabore aux magazines Le Point et Classica-Répertoire. Il est l´auteur de romans et de nombreux ouvrages sur la musique.

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