Reprise de La Traviata à l’Opéra-Bastille

 

Ermonela Jaho (Violetta) © E. Bauer

Ermonela Jaho (Violetta) © E. Bauer

On s’était promis de revenir à la rentrée voir La Traviata dans une nouvelle distribution, convaincu que la présence dans le rôle titre de Diana Damrau, superbe chanteuse virtuose mais vocalement blonde et sans projection, le contraire même d’un foyer dramatique, ne permettait pas de juger à sa valeur la mise en scène de Benoît Jacquot, qui est trop précieux au théâtre lyrique, trop rare aussi, pour qu’on laisse passer une production de lui donnée sous un éclairage qui peut sembler un malentendu. Et on a bien fait. On connaissait Ermonela Jaho, albanaise, autrement charnelle avec de la passion flambeuse dans la voix, une voix capable d’investissement physique jusqu’à la défonce sans en rien perdre de sa qualité et de sa tenue : un trille perceptible, et prometteur, dès le Libiamo ; une nuance piano déchirante dans des aigus filés ; de la couleur vibrante et à contrastes, à sautes d’humeur, et de l’énergie partout ; une superbe ligne suspendue, comme silencieuse dans Dite alla giovine. Une voix musicienne d’ailleurs : la transparence des échanges avec la clarinette dans les moments les plus chantés de Ah fors’è lui en dit long sur ce point. Splendide protagoniste de bout en bout, capable de toutes les facettes du rôle, à l’aise avec le rien de rubato que lui offre Dan Ettinger, nouveau au pupitre, aussi attentif  à la respiration du chant qu’au détail instrumental.   

        

Ermonela Jaho (Violetta)  & Dmitri Hvorostovsky (Germont) - © E. Bauer

Ermonela Jaho (Violetta) & Dmitri Hvorostovsky (Germont) – © E. Bauer

 

Ermonela Jaho (Violetta) & Francesco Meli (Alfredo) -  © E. Bauer

Ermonela Jaho (Violetta) & Francesco Meli (Alfredo) – © E. Bauer

Un Ludovic Tézier en voix somptueuse avait été le vrai héros des représentations de juin. Dmitri Hvorostovsky a en plus, il faut le dire, la prestance qui ne fait qu’un avec son chant, un métal de timbre resté incomparable, d’élégantissimes aigus optionnels qu’il intègre à sa ligne de chant (Deh non mutate in triboli le rose dell’amor…). C’est sans concurrence aujourd’hui encore, et depuis un nombre d’années, dans les barytons Verdi cavaliers, Posa aussi. Les voix au duo du II sont loin de se fondre l’une dans l’autre pour un blending sonore flatteur : mais quel affrontement poignant, tant dramatique que musical ! Tout le 1° acte Francesco Meli a montré le timbre, le feu, ce qu’il faut de mordant aussi, à Alfredo : à sa vraie place après le Manrico de Salzbourg, qui le trouvait court de partout. Air du II parfait : mais les limites apparaissent dans la cabalette où un accroc évité de peu l’a fait sagement renoncer à son ut final. Inintéressante comme elle est dramatiquement, on n’aurait pas détesté entendre la cabalette de Germont Père, après le spectaculaire, sensible et sculptural Di Provenza que nous a donné Hvorostovsky !   

Deux remarques encore. L’irrévérencieuse chorégraphie de Philippe Giraudeau fait délicieusement passer les hors-d’œuvre dansés du II, Toréadors et autres, si capables de faire panne dans une action qui ne le supporte pas et que l’ingénieux dispositif inventé par Jacquot permet de faire filer d’un trait. Gastone, qui pratiquement ouvre l’opéra, c’est le tout jeune Kévin Amiel : silhouette intégrée au décor et à l’action, timbre franc, mots projetés. On l’avait repéré en 2008 au Concours de Toulouse : gamin, nature, enfant du pavé de Toulouse dans un smoking d’emprunt, sans éducation musicale ni poli vocal aucun, fort seulement de son désir de chant et y allant tout droit, avec ce rien d’or dans le gosier qui pour l’instant ne vaut rien, mais qui promet tout, si on l’aide. On s’est battu contre beaucoup du jury, aveugle ou fermé à cette évidence : qu’il n’y a que le désir du chant qui mène au chant. On a pu lui donner une miette, qui a suffi pour que Nicolas Joel, alors patron du Capitole (mais sur un lit d’hôpital) puisse faire que Toulouse aide un peu l’enfant de sa rue. Kevin sera recruté le temps venu par l’Atelier Lyrique de l’Opéra de Paris ; fruste comme il avait d’abord été, il a mérité en 2013 que l’Arop lui attribue son Prix lyrique. On a tenu à raconter cette histoire, juste pour montrer qu’il ne faut pas désespérer ! Oh, il n’est pas Pavarotti et sans doute ne le sera jamais. Mais il chante dans un des grands théâtres du monde, en glorieuse compagnie, il est ce soir le premier à s’y faire entendre, et on le remarque. N’est-ce pas une belle histoire ?

Stéphane Lissner était à l’entrée de son théâtre. Il accueillait. Il assumait. Il continuait. Il a pris un risque, quant à sa propre image, en présentant une programmation qui n’est pas la sienne, dont on sait qu’elle ne va pas dans le sens de ses propres goûts, de ses propres convictions. Son prédécesseur lui laisse une maison en ordre de marche, un répertoire qui fait de l’usage, un budget tenu, des salles remplies. Ce n’est pas dans un état semblable que lui même l’avait trouvée. Dans la situation critique des plus grands Opéras du monde aujourd’hui, celle de Paris n’est pas loin d’être la meilleure. Il faut que cette année qu’il n’a pas voulue, mais qu’il assume, soit un succès dans la continuité pour que Stéphane Lissner puisse nous ouvrir dans la solidité, en septembre 2015 l’Opéra du XXIe siècle qu’il nous a promis. Bon vent à notre Opéra. Il nous coûte assez cher !

 

Opéra-Bastille, 8 septembre 2014

A propos de l'auteur

André Tubeuf

André Tubeuf

Né à Smyrne en 1930, André Tubeuf collabore aux magazines Le Point et Classica-Répertoire. Il est l´auteur de romans et de nombreux ouvrages sur la musique.

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