L’extraordinaire artiste ! Et d’abord, chanteur en dehors de toutes nos habitudes, peut être bien toutes les normes ! On pourrait croire qu’à n’importe quel moment la voix va manquer ; de toute façon, côté substance et consistance, côté timbre (métal), elle peut paraître en déficit constant. Le disque, qui a répandu le nom de Gerhaher et l’a installé très haut au royaume du lied, nous trompe largement sur lui, amplifiant sans vraiment le timbrer un son par lui-même sans consistance, mais qui n’est pas non plus le fil de voix qui est, puissamment soutenu par un souffle qui ne s’y montre pas, une des vraies prouesses du chant. Pas davantage ce piano assez généralisé (qu’accompagne un accent ou un coloris mélancolique ou plutôt plaintif, lui-même généralisé) n’est le résultat, contrôlé, voulu, artiste, d’une messa di voce qui travaille et raffine le son comme la matière malléable et plastique qu’il est chez certains. L’espace naturel du concert le déploie dans une autre vérité et beauté, grâce aussi, il faut le dire tout de suite, à son partenaire unique au piano, avec qui s’établit là le rapport de sonorité et de présence le plus favorable. Le paradoxe de la voix de Christian Gerhaher est qu’elle est toute dans son timbre, c’est-à-dire son métal, son peu de métal ; elle ne serait quasi rien, réduite à un souffle vocalisant, qui vibre au contact des cordes vocales ; il lui faut les mots, les mots allemands, leurs consonnes nettes et décidées, où se durcit en quelque sorte ce peu de métal, que voici maintenant projeté ; le paradoxe absolu (on y revient) est qu’en l’occurrence le prodigieux legato dont nous impressionne ce diseur, ce phraseur incomparable, n’est pas dû au son même, aux voyelles, mais aux consonnes, qui chez tant d’autres le dérangent. En Gerhaher c’est la langue qui chante, le Sprach qui singt, par un effet d’investissement et d’intuition poétique unique (autant qu’on ait pu observer, depuis soixante cinq ans qu’on écoute le chant), sans que son chant devienne en rien ce qui par ailleurs et pour d’autres utilités s’est appelé et voulu Sprechgesang. C’est là sa façon naturelle de dire et déclamer ; et l’émotion qui accompagne tel mot s’y marque (et nous est communiquée) par un renflement (du son) qui n’est pas une emphase (sur le mot), guillemets ou boursouflure qui furent la marque d’un Fischer Dieskau quand l’âge finit par le trouver à court de souffle ou de timbre, et qu’il compensait. Aucun effet verbal ici. La nature seulement : ainsi la peau rougit ou les yeux pleurent au contact de l’émotion, qui se connaît ce moyen tout naturel d’aller dehors, s’exprimer.
Chanteur immensément littéraire, on s’en doute. Construire (et savamment) tout un programme sur des poèmes de Goethe, ce n’est pas chercher le naturel, ni la mélodie, même si les deux tiers du programme sont dévolus à… Schubert. Schubert dont Goethe refusa avec mépris l’essai de Vertönung, mise en chant de ses plus populaires poèmes. D’ailleurs Gerhaher se montrera inflexible. Pas de Heidenröslein, ni Erlkönig, ni Nähe des Geliebten, les lieder publics, les chantants, ni évidemment Gretchen am Spinnrade, devant lequel Goerne, dont il est rival et challenger, n’hésiterait peut être pas. Mais du strophique, interminablement, comme An den Mond, dont les neuf brèves, laconiques strophes seront variées rien que par le ton, avec à chaque fois une réussite expressive envoûtante faite de rien, absolument rien, et qui sont autant d’étapes vers l’authentique infini de la magie du chant.
Il faut bien dire qu’avec cela l’auditeur doit souvent, fatigue et souci inverses, comme il luttait contre les balancements du corps dont Goerne équilibre son chant, travailler à rattraper les sons, les tout premiers, les tout derniers aussi (les chutes), s’ils sont graves, tant Gerhaher les laisse tomber dans le presque inaudible. À l’inverse il trouve de stupéfiantes ressources de projection, littéralement propulsé par les mots, dans Prometheus et An Schwager Kronos qui, en termes vocaux, le laissent littéralement sur place. Pourtant dans Ganymed ses prodigieux effets d’ampleur ne nous tromperont pas ; la dernière phrase extatique, si longuement soutenue, le laisse carrément à bout et de souffle et de timbre ; d’autant que cela (pauvre Ganymède !) retombe. À nous, qui sommes en effet transportés, de la compléter par sympathie ; de la deviner. Mais voilà : notre sympathie est absolument à l’œuvre, dans ce merveilleux petit Amphithéâtre de Bastille avec ses 500 places, où tous se taisent avec un recueillement qui, où que ce soit au monde, serait rarissime. Le public collabore. Il fait sa part de la merveille. On aurait entendu une mouche voler. Plutôt, osons le dire, jusque dans ses moments les plus effacés (volontairement ou involontairement), on y entendait… un Gerhaher chanter.
La curiosité absolue de l’énorme programme, c’était Wolfgang Rihm à son tour mettant Goethe en chant, ou déclamation (ou narration ?) chantée. Textes souvent ingrats, Goethe n’est pas immédiatement soluble dans l’écoute française. Vertönung non moins ingrate, elle n’offre à aucun moment aucun repos ou laisser-aller mélodique ; mais elle offre l’incomparable avantage d’avoir été faite d’emblée aux mesures de Gerhaher qui, sans pouvoir la mettre en valeur (ce qu’elle ne demande pas pour elle-même), du moins l’assume de bout en bout. Au centre du programme (qui alternait sciemment Schubert et Rihm), Harzreise im Winter, le mystérieux voyage initiatique, un des sommets absolus (ou abîmes) de la pensée goethéenne, d’un épisode duquel Brahms a tiré le texte (inouï, il faut dire) de sa Rhapsodie pour alto et chœur d’hommes. La narration ici reste sèche, évasive, suggestive, s’autocensurant l’élan émotionnel là où le texte l’autorise ou même l’appelle : parcours nu, dit mais aussi vécu, et absolument suggéré (soufflé à nos oreilles) par un interprète au sens propre, un porte-parole souverain.
De tels risques, Gerhaher ne pourrait les prendre, une telle réussite, un tel remplissement de contrat, il ne pourrait les réaliser sans le piano sensible, attentif, de pure beauté et musique par lui-même, que Gerold Huber lui prête depuis toujours, constituant avec lui une équipe ès lied comme il n’en existe pas d’aussi vivante, poétique et performante. Qu’une telle soirée ait inauguré dans l’enthousiasme et l’émerveillement une saison de Convergences à l’Amphithéâtre destinée à être la dernière (alors qu’y a été créée la fidélité : et qu’un public qui n’est pas expressément celui du lied l’ait rempli à ras bord) est, simplement, un crève-cœur. Cinq saisons avaient créé l’irremplaçable dans l’ingrate et versatile Paris…
Amphithéâtre Bastille, 19 septembre 2014
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