Je n’avais vu L’Ami Fritz qu’une fois, au Théâtre Municipal de Strasbourg (qui n’était pas encore Opéra du Rhin), dans une tournée italienne comme il en existait encore à l’époque, idéalement distribué avec le glorieux Ferruccio Tagliavini un rien bedonnant mais avec toujours le même miel dans la voix et, autrement sémillante et toute fraiche, Adriana Maliponte. Jean-Pierre Ponnelle préparait quelque chose cette même saison et y jetait un œil depuis la coulisse, épaté, séduit : par le chant, par le ton aussi, sa simplicité bucolique, presque virgilienne ; et cette noblesse familière, rustique, qui ose le sans façons. Combien j’ai regretté de devoir manquer, dix ans plus tard, sa production de L’Elixir d’amour à la Scala, même rusticité, même petit bijou, avec Pavarotti et Freni. C’est peut être la Suzel de Mascagni dans son cerisier qui lui avait inspiré de faire grimper dans un arbre ensuite le Nemorino de Donizetti (Pavarotti, toujours leste) dans un arbre, où il s’amusait comme un petit fou et batifolait comme un singe.

Au fond, de g. à dr. : Anna Radziejewska (Beppe), Teodor Ilincai (Fritz), Brigitta Kele (Suzel) / © Alain Kaiser
La même scène devenue Opéra du Rhin présente L’Ami Fritz pas loin d’un demi-siècle après. Rareté désormais plus grande encore. Pietro Mascagni n’a pas bonne presse en France. Il est vrai qu’on n’y connaît guère, ou plutôt connaissait, que sa Cavalleria rusticana, abandonnée chez nous à de forts ténors incapables d’en comprendre la surprenante élégance, le climat, le fini orchestral, osons dire le chic vériste supérieur. Alors, plus bas, plus léger encore que cette Cavalleria, c’est forcément petite bière. Eh bien non. De toute façon l’Opéra du Rhin ne saurait être suspecté d’offrir de la pacotille lyrique à un public attaché au passé : il a, ces deux dernières saisons, en avance sur tout le monde, monté aussi bien Der ferne Klang de Schrecker que Le Roi Arthus de Chausson. La dimension des œuvres diffère, leur propos aussi : mais le niveau de qualité musicale est le même. Quant à la validité scénique ! Comme on ne le fait plus assez, il suffit de traiter une œuvre dans ses propres termes, de la montrer telle qu’elle se propose d’être, et hop ! Ses qualités vous sautent aux yeux, et aux oreilles.
Pour les oreilles, c’est vite fait. Mascagni était mélodiste, comme tout Italien qui se respecte. Mais on a trop vite dit que chez les Italiens chanter est tout. Il était, comme Puccini et Zandonai, et leur maître lointain à tous, Ponchielli, subtil et savant orchestrateur. Mais il n’étalait pas sa symphonie, ne l’enflait pas jusqu’à des dimensions tétralogiques. À eux tous l’intermezzo suffisait, entre deux actes ou en prélude, pour établir un coloris de paysage ou d’âme. Karajan raffolait de ces Intermezzi, et certes n’a pas laissé à un autre le soin de diriger Cavalleria à la Scala. L’Opéra du Rhin n’a pas autant à offrir, mais enfin c’est le Philharmonique de Strasbourg qui est dans la fosse ce soir, pas Mulhouse ; et les timbres y sont, avec leur transparence et leur brio aussi, qui sait être arachnéen (sans compter le ravissant virtuose solo de violon pour la romance de Beppe qu’autrefois, à Vienne, la glorieuse Rosette Anday en travesti incarnait, et exécutait). Et le chef Paolo Carignani n’en méconnaît pas les gourmandises ni, surtout, d’abord, la virgilienne simplicité. Car on pense à beaucoup de choses en redécouvrant cet Ami Fritz dans sa poésie et sa gentillesse pastorale, dans son ambiance, (on voudrait dire : dans son jus) qu’il serait criminel de grossir ou faire pathétique ou colorier de façon criarde. C’est la même poésie pastorale, la même simplicité près de la terre dans Eugène Onéguine au I, avant que du sang s’y mette ; et dans notre Mireille, avant les défis héroïques de l’amour contrarié. Rien de contrarié ici ; mais seulement les yeux qui peu à peu s’ouvrent sur un amour gentil, modeste, qui vivra sans allumer de bûchers. Modeste sujet, pour une musique qui n’y veut mettre ni trop d’étoffe ni un pathos plus corsé, et glisse avec lui. Une heure et demie sans entracte, quel délicieux repos, dans la bonne conformité entre la forme et le fond !
Merci pour cela au metteur en scène Vincent Boussard. Il stylise, et allège. Pas d’inutile folklore, coiffes, sabots, choucroute. Mais la jolie lumière, qui change avec l’humeur ; une basse-cour et des poules qui picorent ; l’idylle près du cerisier comme il convient au céleste duo que vont se chanter Fritz et la petite Suzel. La joie de la soirée est là, à plein : la svelte et si fraîche Brigitta Kele, une voix de source, de lilas, de lumière ; un phrasé de princesse sensible, avec une couleur charnelle, presque charnue, qui promet les plus beaux lendemains. Et que de merveilles Mascagni lui donne à chanter, avec ses Pocchi fiori et son Duo ! Son Fritz, autre Roumain, Teodor Ilincai, est sans doute un peu jeune et ardent pour ce rôle d’homme posé et pas si pressé d’aimer : mais on ne lui reprochera pas les moyens qu’il a, et que si peu ont avec cette franchise. Excellente silhouette de Rabbin avec Elia Fabbian, épatant travesti de Beppe avec Anna Radziejewska. Des membres du Studio du Rhin complètent la distribution, accentuant l’esprit familial d’une entreprise où toutes les proportions sont respectées, produisant une harmonie, un bonheur aussi, devenus l’exception sur les scènes lyriques d’aujourd’hui.

Tatiana Anlauf (Caterina), de dos Elia Fabbian (David) et Sévag Tachdjian (Hanezò), au fond Mark van Arsdale (Federico), Anna Radziejewska (Beppe), Brigitta Kele (Suzel) et Teodor Ilincai (Fritz) / © Alain Kaiser
Strasbourg, 5 novembre 2014
On suit de l’œil Sophie Karthäuser depuis ses débuts, on n’aurait pas manqué son récital le soir d’avant. Elle épanouit pleinement des dons devenus parmi les plus rares : transparence et simplicité, effacement lumineux de soi, dans les sublimes et trop méconnus lieder de Mignon, de Schubert ; avec une puissance discrète d’évocation dans le Liederkreis de Schumann d’après Eichendorff. Parfaite linguiste, elle fait entendre un français d’une délicatesse et d’une pureté exemplaires en seconde partie : mais comment ne pas se dire qu’alors Poulenc, même sa (relativement) discrète Courte Paille, et plus encore Satie, cela demande qu’on chante moins pur, et aussi qu’on y mette des mines, qu’on souligne des effets. On tombe d’un grand cran : quand on est si idéalement capable de produire le meilleur dans le meilleur, c’est mieux de s’y tenir. Fauré, Debussy, Lili Boulanger offriraient du plus soutenu, du moins parisien.
Strasbourg, le 4 novembre 2014
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