La Clemenza di Tito au Théâtre des Champs-Elysées

 

Ce n’est pas la première fois qu’on nous montre Bérénice au début de La Clemenza et disparaissant  aussitôt, sorte de deus (dea) ex machina de ce qui à partir de là s’enclenche. Mais c’est la première sans doute si carrément installée là, devant, en figure de Prologue ; et drapée par Christian Lacroix de ce beau rouge qui, nul doute, va faire fureur à Césarée. Surtout, première absolue, elle commence par nous dire du Racine, commettant d’ailleurs ce qui, à des oreilles nourries à l’alexandrin, sonne comme un mauvais présage : une liaison incongrue —comme si ce qu’on voulait nous donner ici, c’est plutôt de la prose, du français comme on le parle. Où êtes-vous, Grandes Sociétaires, Marie Bell et Korène et Annie Ducaux, et Renée Faure ? Le Mozart qu’on va jouer céans, Mozart ultime qui retourne à l’opera seria, lui aussi est beaucoup sur cothurne. C’est du Mozart, certes, qu’il nous donne, mais certes pas en prose.

 

Jérémie Rohrer (© Dieter Nagl)

Jérémie Rohrer / © Dieter Nagl

D’une bonne soirée d’opéra pleine d’éclatantes qualités mais qui sert ce Mozart précisément non sans quelque ambiguïté on aura retenu d’abord que le récitatif (le sec surtout) s’y boule (intelligiblement d’ailleurs) comme si on voulait 1/ s’en débarrasser et 2/ y mettre assez d’intensité sonore pour que l’urgence, la volubilité, le hors d’haleine  imposent au moins quelque apparence de la passion ; oubliant ces passions qui ont plutôt pour signe le regard, le silence (mutisme ici), la turbulence intérieure. Les airs peut-être les plus poignants, émouvants et plastiquement beaux que Mozart nous ait donnés vont paraître airs de concert, à l’éloquence et à l’effusion également discrètes. Il est vrai que le Cercle de l’Harmonie, conduit par Jérémie Rhorer avec une élégance supérieure, ne peut en aucun cas nous offrir une palette de sonorités instrumentales qui réponde à l’éventail d’affetti que La Clemenza ouvre si grand. Significativement c’est dans les airs les plus modestes, peu ornés, dévolus aux personnages les plus effacés, Servilia et Annius, que l’accord sonne le plus juste entre le sentiment et la sonorité, la voix qu’il se donne, à quoi les instruments acolytes répondent si bien.

Sextus (Kate Lindsey) , Vitellia (Garina Gauvin) / © Vincent Pontet

Sextus (Kate Lindsey) , Vitellia (Garina Gauvin), Publius (Robert Gleadow) / © Vincent Pontet

Ajoutons qu’à au moins une voix ici centrale, Sextus, de beau timbre à la fois mâle, prenant et vulnérable, manque ici cruellement la messa di voce, la plasticité et la malléabilité qui lui permettent de passer du piano au forte dans une même couleur. Kate Lindsey ne peut simplement pas commencer piano le sublime Deh per questo istante solo, sommet absolu (et discret ; intérieur) de tout ce que Mozart a jamais accompli en matière de sensibilité qui chante. Elle le commence détimbré, ce qui n’est pas pareil ; jumpant au timbré quand elle ne peut pas faire autrement, mais comme par un éclat de voix qui, comme son nom l’indique, fait éclater la ligne vocale. Au regard de cela ses quelques pailles en virtuosité pure dans Parto, parto sont des broutilles. C’est là le Mozart vocalement le plus exposé, la moindre note d’une vocalise y implique soutien, plénitude de son, et dit l’âme. Ni Haendel, le Haendel devenu baroqueux, ni Rossini ne prépare à cela. À une très remarquable jeune chanteuse, ni en chant ni en scène on n’a ce soir demandé son meilleur. Il est vrai que sa tenue banalisée de petit mondain années 1930, bientôt en chemise et bretelles, ne prédispose pas aux effusions et affetti de l’opera seria.

 

Annius (Julia Boulianne) et Sextus (Kate Lindsey) échangent leurs manteaux (© Vincent Pontet)

Annius (Julia Boulianne) et Sextus (Kate Lindsey) échangent leurs manteaux / © Vincent Pontet

Le décor non plus d’ailleurs : élégant, passe-partout, ce qui veut dire aussi passe nulle part, qui pourrait servir au Mariage de Figaro et qu’on a peut être vu dans Tancredi ; perche tendue pour ce qui sera le péché mignon de cette mise en scène, et peut-être son tout en tant que mise en scène : des supplétifs qui n’arrêtent pas de passer, portant ou poussant des accessoires, ou simplement s’affairant. Ce remue-ménage, mettant du mouvement visible là où il ne se passe rien, dispense la mise en scène de faire apparaître la turbulence et le conflit, intérieurs mais évidents de par la musique, qui habitent et secouent les personnages ; personnages eux-mêmes qu’on ne prendra pas la peine de caractériser comme personnages. Dans cette agitation ils restent vides. Au bout de la grande heure que dure le premier acte, après tant de péripéties, on pourrait croire qu’entre Sesto et Vitellia il ne s’est rien passé.

 

Denis Podalydès en répétition (DR)

Denis Podalydès en répétition (DR)

Mais enfin on ne boudera pas son plaisir. Un Mozart où on ne se roule pas inutilement à terre, où on garde de la tenue, on en redemande. Même si cette tenue tend à l’ordinaire (du chic et du banal à la fois), méconnaissant l’individualité (vitale à ces personnages), les manières que la musique dicte aux gestes, aux visages. Mais Denis Podalydès y insiste, il a voulu le hall d’hôtel et le remue-ménage, les silhouettes rajoutées avec lesquelles les protagonistes ont des apartés. Or ici la solitude d’âme, l’impossibilité de dire sont l’action même ; le pouvoir certes les accentue (et en voilà assez sur le politique chez Mozart), mais la passion plus encore ; nous verrons de nos yeux Sextus en souffrir bien plus que Titus lui-même. Mais enfin, par rapport à la fumisterie vue ici-même naguère dans Don Pasquale, ce premier pas en Mozart montre un homme de grande culture et de grand talent revenu à la sobriété : nul doute que Podalydès ne nous montre en opéra un jour prochain des choses épatantes.

Servilia (Julie Fuchs) & Annius (Julia Boulianne) / © Vincent Pontet

Servilia (Julie Fuchs) & Annius (Julia Boulianne) / © Vincent Pontet

Cette Clemenza est d’ailleurs distribuée avec plus de cohérence et de soin qu’il n’est coutumier ici-même. Personne pour déparer le cast, où Julie Fuchs est délicieuse en Servilia, Julia Boulianne impressionnante d’autorité en Annius, Kurt Streit irréprochable en Titus, et même singulièrement frais de timbre. Karina Gauvin a le rôle star, Vitellia ; un peu fagotée, en vert, pas vraiment arrangée côté coiffure, pas vraiment mise en scène en tant que personnage, elle tire de sa propre sensibilité, dès l’admirable récitatif qui précède Non più di fiori, des accents intérieurs, introspectifs, émus, rares dans ce type de voix blonde, d’ailleurs un peu défaite par le grave de l’air, et largement aussi par les du trio. Performance au total d’un poids remarquable. Il est devenu bien rare que la sympathie (pour les souffrances propres du personnage) se transfère aussi nettement qu’elle l’a fait ce soir de Sextus à Vitellia…

Servilia (Julie Fuchs) & Kurt Streit (Titus) / © Vincent Pontet

Servilia (Julie Fuchs) & Kurt Streit (Titus) / © Vincent Pontet

 

Théâtre des Champs-Elysées, le 10 décembre 2014

A propos de l'auteur

André Tubeuf

André Tubeuf

Né à Smyrne en 1930, André Tubeuf collabore aux magazines Le Point et Classica-Répertoire. Il est l´auteur de romans et de nombreux ouvrages sur la musique.

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