Le Pré aux Clercs à l’Opéra-Comique

 

Le Pré aux Clercs a été un des absolus succès de l’Opéra-Comique de sa création en 1832 jusqu’à la fin du siècle. 1900 et sa modernité vériste (Louise triomphant in loco), la guerre de 14 ensuite, l’ont pratiquement enterré. Une reprise à l’occasion du centenaire l’a trouvé à bout de souffle. Depuis, il avait autant dire disparu. On doit un grand merci à Eric Ruf, metteur en scène, d’avoir pris ce chef d’œuvre mineur pour ce qu’il est, un délicieux bibelot, au parfum très périssable, et qui n’a de chance de survie que si on le laisse dans son jus, avec ses teintes joliment passées, sa façon bon enfant de traiter l’Histoire de France comme si elle était du folklore.

 

Mergy (Michael Spyres) ; au fond Nicette (Jaël Azzaretti) & Girot (Christian Helmer)  "Le Pré aux Clercs" à l'Opéra-Comique  (Ph. Pierre Grosbois)

Mergy (Michael Spyres) ; au fond Nicette (Jaël Azzaretti) & Girot (Christian Helmer)
“Le Pré aux Clercs” à l’Opéra-Comique (Ph. Pierre Grosbois)

Les Huguenots de Meyerbeer vont nous faire, dans quatre ans, du formidable Alexandre Dumas à la sauce Grand Opéra, avec figuration colossale, cabalettes, contre ut et toute une Saint Barthélemy en hors d’œuvre. L’opéra comique avec dialogue d’Hérold préférait cette familiarité affectueuse avec l’Histoire qui permet de la prendre à la blague. Ses mélodies cousues main (et jaillissantes, et abondantes), la vocalisation hardie et virtuose que veut l’air sublime d’Isabelle, à la mélancolie quasi schubertienne, l’effronterie et le panache de l’air de Mergy, absolu primo uomo qu’on ne dérange guère ici que pour ce bref mais spectaculaire exploit, installent, certes, Le Pré aux Clercs du côté du Grand Opéra, mais seulement, comme dans L’Enlèvement au sérail, la noblesse et l’élévation proclamées de Constance et Belmont les font chanter en seria, laissant Blondine et Pedrille, et Osmin, où ils appartiennent : au singspiel. Pour Le Pré aux Clercs c’est clair. Sitôt la ravissante Ouverture envolée, l’incomparable et illustrissime  duo Les Rendez vous de noble compagnie nous situent où nous sommes : dans le singspiel à la française (ce qu’est assez exactement notre opéra comique), qui badine avec l’Histoire — mais ne badine pas en matière de voix. On se chantait ces Rendez vous entre soi, dans la société très fermée du salon Guermantes. C’est dire qu’il y a dans le livret de l’esprit, du sel ; mais pas du salace ni de l’appuyé : il veut de la bonne compagnie. Côté public aussi. Un public qui saisit l’allusion, et ronronne.

 

À g. Cantarelli (Eric Huchet), à dr. Nicette (Jaël Azzaretti). "Le Pré aux Clercs" à l'Opéra-Comique (Ph. Pierre Grosbois)

À g. Cantarelli (Eric Huchet), à dr. Nicette (Jaël Azzaretti). “Le Pré aux Clercs” à l’Opéra-Comique (Ph. Pierre Grosbois)

On ronronnait beaucoup à l’Opéra-Comique. Ce genre de plaisir délicat, pas du tout à la mode, trouvera toujours son public à condition que sur scène tout le monde joue le jeu ; qu’on ne laisse pas le bric-à-brac costumier créatif façon vintage envahir le petit monde de la Reine Margot ; qu’on n’essaye pas de mettre de la vérité (historique, ou simplement celle des sentiments) dans ce qui n’en demande pas tant. Les gros sabots de la dramaturgie moderne ne traînent pas dans ce Pré aux Clercs. Grand merci à Eric Ruf. Gardons les pieds légers, comme voulait Nietzsche. Si une soirée admirablement préparée (dispositif, costumes et même le divertissement, la mascarade) nous laisse un peu sur notre faim, ce n’est la faute à personne qu’on puisse incriminer.

 

La Reine (Marie Lenormand) & Mergy (Michael Spyres). "Le Pré aux Clercs" à l'Opéra-Comique (Ph. Vincent Pontet)

La Reine (Marie Lenormand) & Mergy (Michael Spyres). “Le Pré aux Clercs” à l’Opéra-Comique (Ph. Vincent Pontet)

Ce qu’il y a de plus impossible dans ce Pré aux Clercs, distribuer le rôle court mais terrifiant de Mergy, a été réussi au-delà de toute espérance : comme il avait rendu possible ici-même La Muette de Portici (un air du Sommeil d’anthologie), Michael Spyres impose dès le début du I son autorité et son style. Tout y est, des allègements, des gracieusetés, d’ahurissants passages du timbré au falsetto, le cousu main à la Nourrit, à la française. Ovation. Son Isabelle, Marie-Eve Munger, avec sa très jolie voix, sa cantilène mollement galbée, sa vocalisation brillante manque juste un tout petit peu d’autorité, de personnalité. Comment autrement ? Ce style vocal n’est plus pratiqué, et ne s’apprend plus là seulement où on peut l’apprendre : sur le tas.  Le Pré aux Clercs et sa vogue datent d’un temps où il y avait en France des dizaines de théâtres, avec dedans des dizaines de jeunes chanteuses à voix et à école qui, les soirs où elles ne chantaient pas cette Isabelle, chantaient (avec leurs moyens et dans de petite salles), disons,  la Marguerite de Faust qu’on pouvait leur permettre de loin en loin. Ainsi on s’étoffe, et s’affine. Le système actuel de la carrière, surtout en France, fait qu’une possible Isabelle, la veille et le lendemain, doit chanter du baroque, ou du contemporain. Il y a une vocalité opéra comique, elle aussi a été dans son jus : des couleurs, des demi-teintes, des glissements de timbre. Ecoutez donc le disque de Renée Doria. Mais ce jus n’existe plus, et certes ne s’enseigne plus. On applaudira d’autant mieux la bonne performance de Mlle Munger.

 

La reine (Marie Lenormand) & Isabelle (Marie Eve Munger) / Le pré aux Clercs à l'Opéra-Comique  (Ph. Pierre Grosbois)

La reine (Marie Lenormand) & Isabelle (Marie Eve Munger) / “Le Pré aux Clercs” à l’Opéra-Comique (Ph. Pierre Grosbois)

On remarquera aussi l’autorité de Marie Lenormand (la Reine), le timbre franc et sympathique de Christian Helmer (Girot), l’abattage d’Eric Huchet (Cantarelli), digne d’un âge d’or. Mais tout le monde est à remercier en bloc pour un travail d’ensemble où tout concourt à servir l’œuvre, et à la servir dans un même esprit, de la même façon. L’Orchestre Gulbenkian y a mis des timbres un peu acides et Paul McCreesh qui le dirige aucune affinité particulière qu’on ait pu repérer. Seule ombre palpable au tableau, le flou étrange, allant jusqu’à la purée de pois, des interventions chorales dans les ensembles.

 

Nicette (Jaël Azzaretti), Girot (Christian Helmer), Mergy (Michael Spyres), Isabelle (Marie-Eve Munger), la Reine (Marie Lenormand), Comminge (Emiliano Gonzalez Toro). Le Pré aux Clers à l'Opéra-Comique (Ph. Pierre Grosbois)

Nicette (Jaël Azzaretti), Girot (Christian Helmer), Mergy (Michael Spyres), Isabelle (Marie-Eve Munger), la Reine (Marie Lenormand), Comminge (Emiliano Gonzalez Toro). “Le Pré aux Clers” à l’Opéra-Comique (Ph. Pierre Grosbois)

 Opéra-Comique, 25 mars 2015

A propos de l'auteur

André Tubeuf

André Tubeuf

Né à Smyrne en 1930, André Tubeuf collabore aux magazines Le Point et Classica-Répertoire. Il est l´auteur de romans et de nombreux ouvrages sur la musique.

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