Les Pianissimes 2015 : Adam Laloum et le Quatuor Strada à l’Ancien Conservatoire

 

La salle de l'Ancien Conservatoire en 1866

La salle de l’Ancien Conservatoire en 1866

Qu’elle est belle, la salle de l’Ancien Conservatoire ! Et qu’est-ce qu’elle n’a pas entendu, depuis Berlioz y découvrant Beethoven ! J’y suis allé pour la première fois à l’automne 1950, mon premier vrai concert, librement choisi. C’était l’année Bach et Kempff donnait Bach et Beethoven. Quelques jours plus tard c’est Menuhin que j’ai eu, avec son beau frère Kentner au piano, Bach seulement. Celui-ci à Pleyel (qui par la suite sera régulièrement, on pourra dire exclusivement, la salle d’élection de Kempff). Pleyel n’est plus ; et l’orgueilleuse Philharmonie a choisi de se mettre hors de portée de certains. Le paysage musical parisien a bien changé.

 

5bcb3b330f97b3326d7314650f6aceda

 

Photo-CNSAD

Il n’y a pas meilleure, plus fine acoustique, où qu’on sache, que dans l’auguste Conservatoire, avec ses ors éteints et ses couleurs inimitables, on s’y croirait à l’intérieur d’un stradivarius, et il faut que chacun s’y applique à produire le son le plus pur, le mieux tenu, le plus économe (vibrant pourtant) qui soit. Seul inconvénient, ces fauteuils à vous martyriser. Mais quand ce qu’on a à entendre est de cette qualité, on prendrait volontiers des bis (malgré le coup de chaleur subite ce soir, ennemi plus pervers encore).

Pianissimes organise mieux que des concerts : des soirées de musique. Le précédent était au Couvent des Récollets, et on pouvait y entendre avec Anne Le Bozec au piano Marc Meuillon chanter les désastres de la guerre (celle de 14) : répertoire déchirant, musicien, et rare. Les lieux, on le voit, sont choisis.  Pour ouvrir la soirée chez Berlioz, Adam Laloum, 28 ans, et la merveille la plus précieuse en musique, précieuse et rare comme l’eau pure : la petite la majeur de Schubert. Les doigts ont commencé à courir sur les touches, nets, familiers, et c’est… la promenade. Un jeune pianiste vient se perdre, et nous perdre, en Schubert. Il n’y a pas de plus amical voyage, merci Schubert. Mais pour tant d’autorité qui se fait oublier dans la simplicité de la phrase, pour ce mi-voix, ce qu’il y a de plus séducteur, de plus précieux aussi, dans le chant, merci Laloum. Le programme de ce soir est son choix, sa carte blanche. C’est dire s’il a le goût bon.

Inviter ses amis à inaugurer en quelque sorte leur toute nouvelle formation avec le Quinzième Quatuor de Beethoven, c’est ne pas se contenter de peu ; et les rejoindre ensuite dans le Quintette en fa mineur de Brahms, c’est se mettre à tous à la fois la barre au plus haut. Les invités c’est le Quatuor Strada, beau nom où transparaît la vocation du son instrumental le plus beau possible, et aussi, jeunesse oblige, l’appel de la route. Ô grands départs inassouvis, comme Fauré les chante dans L’Horizon chimérique ! Sarah Nemtanu, Lise Berthaud, Pierre Fouchenneret et François Salque nous ont embarqués dans le plus souverain et hautain de tous les quatuors, où tout un immense molto adagio n’existe que par la nudité, et un miracle d’intensification (progressif jusqu’à l’insoutenable – la transmutation) qui est tout sauf un effet de masse ou un simple crescendo. Avec leurs instruments et leurs voix individuelles qu’on peut trouver parfois encore un peu frêles, un peu vertes pour une telle tenue, les quatre (et d’abord Sarah Nemtanu, la fermeté et la netteté mêmes) ont soutenu cela avec un souffle, un engagement et une qualité de timbre(s) qui annoncent tout sauf la promenade. Mais la vraie grande route ouverte, en effet. Et comme l’auditeur peut être heureux, arrivé à point d’âge, d’avoir encore été là, yeux et oreilles bien ouverts (et assez mal au dos !) pour le commencement de cette strada-là !

Avec Brahms on découvrait quelque chose de plus : les couleurs. Chez les cordes, répondant aux incessants (et géniaux) changements d’humeur et de rythme ; et dans le piano, traité à une autre profondeur et dimension physique que ne le fait Schubert dans la D.664, à quoi à chaque fois Laloum (d’ailleurs assurant le fil conducteur de ce splendide happening en musique) répond avec même vitalité, autorité, et évidence. Un jeune maître. Quelle maturité déjà ! Et on voudrait dire, non pas quel acquis déjà, mais en quelque sorte quel passé ! Quelle mémoire vivante, comme s’il avait vécu avec ce Brahms-là, et de lui ! Laloum s’affiche si peu (en tout sens du terme), et va si peu vite ! Depuis ces quelques années qu’on entend son nom comme une rumeur vraie, une évidence qui ne se montre pas, on ne le suppliera pas d’être prudent, assez visiblement il l’est ! Mais de prendre pleinement conscience qu’il porte en lui tout un poids de musique, comme une musique déjà vécue et d’autant plus vivante en lui : que cela est rare, que cela est un signe d’élection ; et qu’il faut qu’il s’apprête à donner beaucoup, et pendant longtemps.

 

Ancien Conservatoire,  14 avril 2015

A propos de l'auteur

André Tubeuf

André Tubeuf

Né à Smyrne en 1930, André Tubeuf collabore aux magazines Le Point et Classica-Répertoire. Il est l´auteur de romans et de nombreux ouvrages sur la musique.

Laisser un commentaire