Alceste de Gluck à l’Opéra Garnier

 

Sublime Alceste ! L’ouvrage évidemment d’abord, sans doute ce qui s’est fait de mieux, de plus noble, tendu, serré, simple en fait de tragédie lyrique à la française. Mais la représentation aussi, très en progrès par rapport à l’ébauche ou esquisse qui s’en était donnée en ce même Palais Garnier en début de saison 2013. La mise en scène d’Olivier Py se cherchait encore, inventant des simplifications (et abstractions) géniales, laissant la scène du banquet (et ce qu’Alceste et tout chef-d’œuvre à la française a de forcément décoratif) largement à l’arrière plan du drame humain qui se joue à la rampe, (pour autant que rampe il y ait encore), osant transporter l’orchestre sur le plateau, au III, pour creuser physiquement, palpablement, la fosse infernale où va s’enfoncer Alceste. Le tout s’est resserré, a trouvé son liant et en quelque sorte sa séquence nécessaire, intégrant dans son implacabilité progressive tout ce que la tragédie offre d’à-côtés (le Dieu dans sa machine, les irrésistibles interventions du Grand prêtre, d’Hercule, les puérilités d’enfants déjà bien grands) qui pourraient faire hors-d’œuvre). La musique aussi s’est resserrée, laissant pleine vibration à une intensité qui sous-tend l’action tout entière, ou plutôt est par elle-même action. À cela Marc Minkowski excelle et à cela les Musiciens du Louvre savent mettre le plus légitime de leur qualité sonore. Mêmes compliments au chœur, présence ici à part entière, qui apporte à la fois le naturel parfait de ses mouvements, et des immobilisations menaçantes aussi, dans le superbe noir et blanc aux rares échappées grises où Olivier Py a installé Alceste.

 

Véronique Gens (Alceste) / Opéra Garnier (© Julien Benhamou)

Véronique Gens (Alceste) / Opéra Garnier (© Julien Benhamou)

Si cette reprise est tellement plus serrée et contraignante que les premières, c’est que le couple Alceste/Admète, un des plus intéressants du répertoire, trouve ce soir l’équilibre interne qui lui permet de s’exprimer, d’épanouir sa musique et sa sensibilité également à plein. La splendide noblesse de Sophie Koch n’avait pu s’empêcher d’assumer, en même temps que le cothurne, quelque empois aussi, avec quelque raideur vocale, comme un corset. Le style exquis de Yann Beuron, en réciproque, ne suffisait pas à contenir une sorte d’attendrissement, plus élégiaque qu’héroïque. Or les enjeux d’Alceste, le sacrifice, la famille, la dynastie, demandent entre les deux époux, sinon une impossible égalité, complémentarité en tout cas : une harmonie tragique en fait, qui est le fond même et le ressort du drame. Véronique Gens, haute stature altière, ne le cède en rien à Sophie Koch en allure, en ton non plus. On résumera au moins une partie des choses en disant que chez l’une la fréquentation de Wagner et Strauss se fait sentir, chez l’autre davantage Mozart, et ce monde des tragédiennes baroques où elle a appris (en témoignent d’admirables disques avec Christophe Rousset) des nuances musicales et vocales  qui sont autant d’affetti dramatiques, d’états d’âme. Véronique Gens chante Alceste avec des souplesses de liane, se gardant bien de surcharger Divinités du Styx de stridences et de noirceurs. Mais elle s’autorise (et sait tenir) de pleins moments de piano intense dans la déclamation mesurée de Non ce n’est pas un sacrifice, dans un français admirable d’intelligibilité, simplicité et pureté. Surtout, précaution suprême, elle allège partout où il est possible de le faire, réussissant dans Ah, malgré moi des miracles de plasticité et de modelé vocal. D’où au terrible IIIe acte des réserves d’endurance et de noblesse là où Alceste est si souvent mise à genoux (pour ne pas dire sur les rotules). Un immense bravo pour une performance d’une beauté et d’une qualité de lumière suprêmes, jeune couronnement d’une carrière menée avec une prudence et une sagesse qui n’ont jamais empêché la générosité (de voix, d’élan, de cœur) qui a enflammé sa Comtesse, son Elvire, sa Fiordiligi, ses Iphigénies.

 

Véronique Gens (Alceste) & Stanislas de Barbeyrac (Admète) / Opéra Garnier (© Julien Benhamou)

Véronique Gens (Alceste) & Stanislas de Barbeyrac (Admète) / Opéra Garnier (© Julien Benhamou)

À côté d’elle, si chaleureuse, si naturellement attendrie, Stanislas de Barbeyrac apporte à Admète cette autre forme de générosité, mâle (quoiqu’attendrissable) et mieux que française : cornélienne. Dans un français lui aussi admirable, et bien formé et projeté, et intelligible, il n’assume pas seulement la pleine dualité tragique d’Admète : on peut dire que, le premier depuis bien longtemps, il la fait apparaître et l’expose à plein telle qu’elle est : ce déchirement d’âme où conduit l’exercice (identiquement cornélien et cartésien) de la délibération, tourment pire que l’enfer que la volonté noble s’inflige à elle-même pour être vraiment la volonté. Par là, Admète pèse le même poids tragique qu’Alceste, et peut être davantage — et sans pouvoir le dire. Car il n’est pas du héros de se plaindre, ou se faire plaindre. À cette complémentarité idéale qu’il apporte au couple, Barbeyrac  ajoute le métal du timbre, la sûreté cousue main de la ligne, un classicisme enfin, qui est au moins pour une large part inné. Suivant tout juste un Lyonnel du Roi Arthus qui n’est qu’intériorité, mais rayonnant comme une aurore, Admète l’impose comme le jeune premier qui manquait tant au chant français. Puissent les sirènes du slancio italien, les ivresses de la sonorité colorée ne pas trop et trop tôt le tenter.

 

Stanislas de Barbeyrac (Admète) / Opéra Garnier (© Julien Benhamou)

Stanislas de Barbeyrac (Admète) / Opéra Garnier (© Julien Benhamou)

Il faut dire que le français ce soir est souverainement à l’honneur. Stéphane Degout nous offre le luxe vocal inimaginable de doubler le Grand Prêtre et Hercule. Sa concentration d’émission, l’autorité de sa déclamation, en contraste à Alceste même, ont rééquilibré du fait même l’économie dramatique du 1er acte. En plus,  son Hercule parfaitement irrévérencieux mais suprêmement chic (un Arsène Lupin, une désinvolture de geste à la Jules Berry) donnerait des leçons de pieds légers à plus d’un metteur en scène en quête de vrai humour. On est heureux d’associer à cette fête vocale (et de style) le quatuor de Coryphées, que le départ de Barbeyrac (promu maintenant Admète) n’a nullement déparé. Tomislav Lavoie (Apollon / Un Hérault / Coryphée basse) et François Lis (Un Dieu infernal / L’Oracle) éclatent en outre dans leurs importantes interventions solo ; et Chiara Skerath (Coryphée soprano), avec son exquise ariette du II, apporte le moment de grâce absolu d’une superbe soirée de musique, de chant et de théâtre.

 

Stéphane Degout (Le Grand Prêtre) & Véronique Gens (Alceste) / Opéra Garnier (© Julien Benhamou)

Stéphane Degout (Le Grand Prêtre) & Véronique Gens (Alceste) / Opéra Garnier (© Julien Benhamou)

Opéra Garnier, 16 juin 2015

A propos de l'auteur

André Tubeuf

André Tubeuf

Né à Smyrne en 1930, André Tubeuf collabore aux magazines Le Point et Classica-Répertoire. Il est l´auteur de romans et de nombreux ouvrages sur la musique.

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