Adriana Lecouvreur de Francesco Cilea à l’Opéra-Bastille

 

Adriana (Angela Gheorgiu) & Michonnet () / Adriana Lecouvreur à l'Opéra Bastille © Vincent Pontet

Adriana (Angela Gheorghiu) & Michonnet (Alessandro Corbelli) / “Adriana Lecouvreur” à l’Opéra Bastille © Vincent Pontet

Il n’y a pas plus mal fichu comme opéra, plus mal agencé comme action, qu’Adriana Lecouvreur. En fait d’action, on a affaire à une enfilade de hors-d’œuvre, dont le plus rare, nouveau et merveilleux est le monologue de Michonnet, morceau de roi pour baryton intelligent, quand on dispose comme ce soir d’un artiste de la finesse et du calibre d’Alessandro Corbelli. S’y ajoutera un autre monologue, celui d’une Princesse jalouse, qui débarque ex machina en début de II : Luciana D’Intino en a fait un très fort moment d’amertume vocale véhémente et serrée, peut-être ce qu’on l’a entendue faire de mieux sur la scène de Bastille, où elle en a pas mal fait. Comptons pour rien la Dolcissima effigie de Maurice de Saxe, petit moment pour ténor sans vertu mélodique bien conséquente (Mascagni, Giordano savaient faire mieux), juste le temps qu’il faut pour un petit 78 tours de Caruso (le créateur), où Marcelo Alvarez ne se montre pas à son plus caressant ; on comptera pour assez peu de chose à vrai dire la totalité de ce faux bon rôle de ténor, pomme de discorde entre deux dames qui le dépassent d’assez loin en caractère, et en belles choses à chanter l’éclipsent tout à fait : il ne fera que revenir au IV repentant et botté. Hors-d’œuvre très évidemment ces bouts d’intrigues secondaires qui donnent de l’importance à des personnages parfaitement vains, Prince, théâtreuses, Abbé de Cour (joliment profilé par Raúl Gimenez, jadis si charmant en Elvino de la Somnambule) et ne sont là que pour masquer le peu de consistance dramatique des protagonistes.

 

Adriana (Angela Gheorgiu) & Maurizio / "Adriana Lecouvreur" à l'Opéra Bastille © Vincent Pontet

Adriana (Angela Gheorghiu) & Maurizio (Marcelo Alvarez) / “Adriana Lecouvreur” à l’Opéra Bastille © Vincent Pontet

Imbroglio de billets et de quiproquos, situations fausses s’en suivant font tout le ressort d’une intrigue totalement dépourvue de suspense et d’urgence. Et que dire du Ballet, qui n’existe peut être que pour qu’on se donne la peine de nous dresser en scène au III un plein théâtre privé, alors qu’on avait vu au I les coulisses et les loges, les figurants costumés et même la scène (de biais) d’un très officiel et public, où on aperçoit de loin (mais sans l’entendre) Adriana mimer Roxane de Bajazet. Et du moment que scène on a, on ne va pas se priver après le ballet d’y faire monter Adriana qui va nous régaler, hors-d’œuvre absolu, d’un peu de Phèdre, occasion s’il en est de prouver qu’une grande voix d’opéra n’est pas une grande voix de théâtre, et ne sait simplement pas dire, projeter. Même Callas (ça s’entend dans ses lectures de lettres, Macbeth, Traviata). Seule y réussit Claudia Muzio, bouleversante quand elle lit Teneste le promesse ; et après elle Magda Olivero — une des raisons pour lesquelles la grande Magda s’est si exclusivement approprié Adriana — l’a recréée en vérité, à l’insistance de Cilea lui-même. Au fond, épars entre tant de hors-d’œuvre, ne font que surnager, isolables, des moments lyriques de premier ordre, qu’on voudrait pouvoir resserrer en morceaux choisis, sacrifiant sans regrets  le III° acte entier plus quelques tunnels. 

 

Le Prince de Bouillon (Wojtek Smilek), Adriana (Angela Gheorghiu), Michonnet (Alessandro Corbelli) / "Adriana Lecouvreur" à l'Opéra Bastille © Vincent Pontet

Le Prince de Bouillon (Wojtek Smilek), Adriana (Angela Gheorghiu), Michonnet (Alessandro Corbelli) / “Adriana Lecouvreur” à l’Opéra Bastille © Vincent Pontet

Si on ne se résigne pas à le désirer, malgré l’insupportable durée scénique d’une représentation d’Adriana au regard de la tension qu’elle est capable d’imposer au spectateur, c’est pour sauver le tissu orchestral. Comme il est presque de règle chez tous les véristes (c’est peut-être la seule donnée commune qui les regroupe en école), il est d’une qualité et souplesse de texture, d’une subtilité de timbres, d’un coloris de base également exceptionnels, constituant en fait la continuité de l’action, et peut-être toute l’action. Il n’est pas paradoxal ainsi, l’héroïne nous ayant donné en début de IV son grand lamento qui est déjà sa mort, que ce soit, après d’assez insignifiantes péripéties (l’omniprésent Michonnet, et même le retour du ténor), à très peu de son orchestral raffiné, décanté et pur qu’appartient la toute fin de l’ouvrage. Et même, effet peut être bien unique en opéra, ce dernier soupir qu’égrène, arpeggiando,  la harpe magique d’Emmanuel Ceysson.

 

Adriana (Angela Gheorghiu)  & Michonnet (Alessandro Corbelli) / "Adriana Lecouvreur" à l'Opéra Bastille © Vincent Pontet

Adriana (Angela Gheorghiu) & Michonnet (Alessandro Corbelli) / “Adriana Lecouvreur” à l’Opéra Bastille © Vincent Pontet

Outre cette splendeur orchestrale, magnifique mais discrète, sans effets, que le public ne soupçonne guère dans Adriana, mais que Daniel Oren y dispense de bout en bout avec une efficience et une sympathie pour l’œuvre irrésistibles, il n’y a à cet opéra qu’une raison d’être, Adriana elle-même. Le personnage est star par lui-même, et le rôle l’est dix fois plus. Tosca, au fait, n’est que diva d’opéra à Rome : la province lyrique. Lecouvreur est l’assoluta de la scène classique française tout entière, la Comédie Française. Comme c’est tentant pour une chanteuse elle-même diva, assoluta ! Toute la sympathie du public va d’avance à Adriana, d’autant que Cilea lui a dévolu deux moments de chant musical émotionnel et artiste qui montrent deux faces complémentaires et suffisent à faire un caractère d’opéra, servante du génie créateur (Io son l’umil ancella), moment d’humilité en effet, mais plus que sensationnel ; et le Poveri fiori du IV, Liebestod du génie vériste.

 

Adriana (Angela Gheorghiu) & la princesse de Bouillon (Luciana D’intino) / "Adriana Lecouvreur" à l'Opéra Bastille © Vincent Pontet

Adriana (Angela Gheorghiu) & la princesse de Bouillon (Luciana D’intino) / “Adriana Lecouvreur” à l’Opéra Bastille © Vincent Pontet

Grand rôle, rôle absolu, il n’est pas étonnant que Ponselle ayant recréé Norma, avant de se retirer, ait désiré que le Met le lui monte. Le Met s’est dérobé : trop difficile à monter en scène, trop peu public. Il attendra un grand quart de siècle encore et Tebaldi, trop pleine, trop saine, trop radieuse et blonde de voix, pas assez diva au fond d’elle-même, et à qui manquait la qualité la plus  indispensable au rôle : la couleur. Sombre et fragile, lumineuse pourtant ; portant la gloire et d’avance le deuil ; personnage à vocation sacrificielle, et qui le dit : d’art et d’amour vivant toute, et en mourant aussi. Cette couleur, toute une palette de nuances et dégradés, on l’a ou ne l’a pas. La sublime chanteuse que fut Tebaldi ne l’avait pas ; la parfaitement imparfaite chanteuse que fut Magda Olivero l’avait. La non moins imparfaite Angela Gheorghiu l’a à un point parfait. Les trous que ne peut cacher une voix qui n’a plus vingt ans, les signes d’usure, même cela concourt à une palette d’une variété et  d’une intelligente stupéfiantes.

 

Adriana (Angela Gheorghiu) & Maurizio (Marcelo Alvarez) / "Adriana Lecouvreur" à l'Opéra Bastille © Vincent Pontet

La princesse de Bouillon (Luciana D’Intino) & Maurizio (Marcelo Alvarez) / “Adriana Lecouvreur” à l’Opéra Bastille © Vincent Pontet

L’Angelissima, rappelons-le, a su chanter Violetta comme Mimi usant de tout un nuancier de coloris et de vérités qu’elle alternait avec un aplomb de funambule ; elle sait se mouvoir dans le tissu sonore vériste comme aujourd’hui personne. Une telle bête de théâtre et virtuose du souffle (la plasticité, les effets de timbre, le pianissimo hanté) n’a qu’à le vouloir, et deux solos sentis, une empoignade avec une rivale, une individualité (mais quelle individualité !) assumée de bout en bout, lui suffisent pour faire d’Adriana Lecouvreur un monument du théâtre lyrique mondial en marge sans doute, mais patrimonial.

 

Adriana (Angela Gheorghiu) & Maurizio (Marcelo Alvarez) / "Adriana Lecouvreur" à l'Opéra Bastille © Vincent Pontet

Adriana (Angela Gheorghiu) & Maurizio (Marcelo Alvarez) / “Adriana Lecouvreur” à l’Opéra Bastille © Vincent Pontet

Opéra Bastille, 24 juin 2015

A propos de l'auteur

André Tubeuf

André Tubeuf

Né à Smyrne en 1930, André Tubeuf collabore aux magazines Le Point et Classica-Répertoire. Il est l´auteur de romans et de nombreux ouvrages sur la musique.

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