La Dame de Pique de Tchaïkovski à l’Opéra du Rhin

 

Lisa (Tatiana Monogarova), Hermann (Misha Didyk) & la Comtesse (Malgorzata Walewska) étendue / "La Dame de Pique", Opéra de Strasbourg (© Klara Beck)

Lisa (Tatiana Monogarova), Hermann (Misha Didyk) & la Comtesse (Malgorzata Walewska) étendue / “La Dame de Pique”, Opéra de Strasbourg (© Klara Beck)

L’Opéra du Rhin a réussi le plus rare : distribuer La Dame de Pique du haut en bas, du plus voyant au plus modeste (et habituellement jugé négligeable), de la façon la plus idiomatique qui soit, avec des interprètes chantant le russe d’une façon naturelle, vivante, expressive, éloquente, et qui porte. Soutenus par un Philharmonique de Strasbourg en pleine forme dont Marko Letonja, son chef permanent, tire des sonorités ou, mieux, une sonorité principale, une couleur d’ensemble (couleur d’âme) comme on n’en avait pas entendue de l’orchestre depuis pas mal de temps, cela assure au périlleux et vétilleux absolu chef-d’œuvre de Tchaïkovski un niveau d’exécution musicale, de sensibilité aussi, de premier ordre. Dans les limites du raisonnable pourtant. Il n’est de la nature ni de cet excellent chef, maître doseur et maître coloriste, ni d’ailleurs dans celle de l’orchestre, d’oser le grain de folie, le train d’enfer non plus, positivement suicidaire, que tentent les plus envoûtantes Dames de Pique (dans notre expérience propre, Algis Shuraitis à Munich 84 avec le couple hanté Atlantov/Varady). On aura donc une lecture passionnée, déchirante, haletante quand il le faut, mais gardant en toute chose tempo et proportion. Le fait que cette production (d’abord donnée à Zurich) ait choisi d’éliminer les éléments les plus composites de la partition, ceux d’ailleurs qui précisément la rendent (et d’abord la veulent) composite, partiellement française (le Jardin d’été, le chœur d’enfants, la pantomime) resserre l’œuvre (tout en l’amputant), et souligne le caractère classique de son exécution musicale, qui est supérieure.

 

Hermann (Misha Didyk) / "La Dame de Pique", Opéra de Strasbourg (© Klara Beck)

Hermann (Misha Didyk) / “La Dame de Pique”, Opéra de Strasbourg (© Klara Beck)

Ces excisions arrangent évidemment le parti pris de simplification décorative et l’économie, classique elle-même, de Robert Carsen scénographe et metteur en scène. Une même boîte qu’à Strasbourg même très récemment on a vue sous des habillages divers, pour La Maison des Morts ou Makropoulos ou Tosca, se revêt ici d’un superbe vert, vert tapis si on peut dire, s’agissant d’une salle de jeu dont il suffira de sortir les tables et les chaises pour en faire l’espace rigoureusement vide, donc idéalement disponible, où pourront évoluer sans frein ni contrainte les admirables personnages vivants que Carsen, en exceptionnel directeur d’acteurs qu’il est, lâche dans l’action comme des fauves et des fous, en une danse de mort. Tous ceux qui attendent (et sont en droit d’attendre) de La Dame de Pique de l’atmosphère, et le pittoresque généralement associé à cette atmosphère, en seront pour leur attente. Ils n’auront rien. On est indemne ici, Dieu merci, des idées d’hôpital qui encombraient si mortellement la mise en scène de Lev Dodin à Paris, illustre pourtant. Mais du coup rarement aura-t-on eu si peu pour le coucher de la Comtesse, un grand lit et à peine ces quelques flacons sur une table de toilette. Ni pittoresque ni (il y faudrait quand même un rien d’images) fantastique. Ni du coup, on a le regret de devoir le dire aussi, de vraie tension, soutenue.

 

Lisa & Hermann / "La Dame de Pique" à l'Opéra de Strasbourg (© Klara Beck)

Lisa (Tatiana Monogarova) & Hermann (Misha Didyk) / “La Dame de Pique” à l’Opéra de Strasbourg (© Klara Beck)

Le vide en scène a servi toute la première partie, d’exposition, d’acheminement du drame, qui y gagne du serré. Paradoxalement il dessert la seconde, où pourtant il n’y a plus qu’action et dénouement : mais le peu d’accessoires qu’il faut bien qu’on y mette quand même (catafalque et chaises pour la Comtesse morte, tables pour le jeu) obligent à des baissers de rideau qui stoppent le rythme et tuent la tension. Si on veut le vide, alors il faut que cela courre et courre, sans que rien relâche.

 

Le prince Eletski (Tassis Christoyannis) & Hermann à terre (Misha Didyk) / "La Dame de Pique" à l'Opéra de Strasbourg (© Klara Beck)

Le prince Eletski (Tassis Christoyannis) & Hermann à terre (Misha Didyk) / “La Dame de Pique” à l’Opéra de Strasbourg (© Klara Beck)

Mais à peine si on s’en aperçoit, et c’est grâce d’abord et essentiellement à un couple de premier ordre. Il paraît impossible de jouer et incarner Hermann aussi idéalement que le fait Misha Didyk et de le chanter en même temps avec la liberté, la franchise, l’intensité et le naturel qu’il y apporte. À côté de lui Tatiana Monogarova apporte une autre façon d’être idéale : une simplicité et une intensité en même temps, qui la font à la fois tragique (hantée, menacée, minée, au bord du noir) dans son moindre geste ou mouvement, et une étrange variété de voix blonde et riche de timbre, indemne de la vibration slave excessive qui trop souvent va avec, ruinant l’intonation et même l’intention expressive, qui se confond dans ces dérèglements. Elle n’aura pas de Neva pour s’y jeter à minuit, la pauvrette, on s’en doute ; et du coup on la plaint moins d’errer sur des berges en hiver avec ce très peu de tissu sur le corps et rien aux pieds.

 

Duo de Pauline & Lisa / "La Dame de Pique" à l'Opéra de Strasbourg (© Klara Beck)

Duo de Pauline (Eve-Maud Hubeaux) & Lisa (Tatiana Monogarova) / “La Dame de Pique” à l’Opéra de Strasbourg (© Klara Beck)

Mais il faut bien qu’on le répète : cette abstraction, ce dépouillement voulus suggèrent certes une dimension universelle ; mais les chanteurs eux-mêmes pourraient quand même profiter ici d’une mise en situation un peu plus particulière. S’ils s’en passent avec tant de brio et de vraisemblance, le crédit en est tout entier à leur chant passionnément engagé, un chant raptus qui ose l’extrême (et le tient) — un chant vérité. Un très sobre et très bon Prince Eletski avec Tassis Christoyannis ; un Tomski très disert et efficient avec Roman Ialcic : une Comtesse sans attifage chargé, on s’en doute, qui chante bien, et a presque trop de tenue et de sobriété (Malgorzata Walewska) ; et une Pauline (Eve-Maud Hubeaux) dont on remarque d’entrée de jeu le timbre superbe et le beau chant. Chœurs engagés, et qui savent figurer. Est-ce assez de luxe ? On n’oubliera pas de si tôt un tel couple Hermann/ Lisa. Mais la fête d’un chant vérité, on l’a eue de bout en bout dans cette Dame de Pique allégée, pantomime ou pas.

 

Hermann (Misha Didyk) / "La Dame de Pique" à l'Opéra de Strasbourg (© Klara Beck)

Hermann (Misha Didyk) / “La Dame de Pique” à l’Opéra de Strasbourg (© Klara Beck)

 Strasbourg, le 23 juin 2015

A propos de l'auteur

André Tubeuf

André Tubeuf

Né à Smyrne en 1930, André Tubeuf collabore aux magazines Le Point et Classica-Répertoire. Il est l´auteur de romans et de nombreux ouvrages sur la musique.

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