Reprise de Don Giovanni à l’Opéra-Bastille

 

2006 ! Près de dix ans ! Presque une génération, de spectateurs en tout cas. On se souvient de l’effet produit d’emblée par le dispositif  imaginé par Christoph Kanter, fait pour bluffer, et qui fit sensation en effet. On se souvient aussi du très exceptionnel effet produit par Peter Mattei et Luca Pisaroni, idéalement appariés et opposés, on voudrait dire couplés, en Don Giovanni et Leporello, d’un naturel en scène, d’une évidence qui ne se retrouveront jamais. Michael Haneke en était à sa première mise en scène, il allait acclimater à la scène lyrique la facilité de mouvement, l’énergie, le naturel et les immédiatetés de réaction qui sont la règle à l’écran. Enfin ce fut un triomphe, celui de la modernité et de la nouveauté qui, en l’occurrence, laissaient un peu à l’arrière plan la très remarquable régie d’acteurs, où tout semblait si bien aller de soi qu’on ne pensait pas à la main impérieuse, derrière.

Il y a eu des reprises, et certes Philippe Jordan dirigeant désormais ne se laisserait pas dessaisir par Haneke du contrôle du temps scénique qui, à l’opéra, incombe et appartient au chef. On n’est pas dans le durchkomponiert chez Mozart, ses opéras sont écrits et conçus en séquence de morceaux fermés, entre lesquels il y a des récitatifs ou dialogues qui constituent pour le principal (les insensés finales d’acte faisant exception) l’action, où des silences, des stops peuvent occasionnellement produire leur effet dramatique de saisissement, surprise, relance… Mais de ce temps, et de cette gestion du temps, le contrôle appartient, de bout en bout, à Mozart, c’est à dire au chef ; à lui d’y mettre, et maintenir, la tension (qu’on sait incomparable) par laquelle Mozart a su rendre doublement génial le scénario que lui donnait Da Ponte. C’est peu dire que le péché mignon de Haneke, d’emblée, a été la multiplication de ces moments soustraits à la tension musicale d’ensemble, temps morts au sens strict (et perçus comme tels), qu’en un sens le magnétisme propre à Peter Mattei et Mireille Delunsch en Elvire (ou qu’il leur inoculait) chargeait d’un certain poids de présence, sans qu’ils cessent pour autant s’être strictement des temps morts, strictement insignifiants. Ces immobilisations et temps morts (supposés suspenses) affectaient jusqu’au récitatif instrumenté, l’étirant, ou l’entrecoupant carrément. Cambreling, en 2006, prêtait la main à cela. Jordan ne pouvait pas. Il avait assez souffert à Salzbourg, obligé de laisser le pianofortiste installé au milieu de la scène, dicter à l’action de Mozart son mouvement et y créer des stops ! Un Don Giovanni resté apparemment le même a donc été repris, dans son même décor bluffant et avec sa bonne moitié de costumes et masques méchamment puérils. Mais ce serait désormais « selon une mise en scène de Michael Haneke ». Le mouvement scénique est resté aussi formidable et, plus d’une fois, arbitraire, en accord avec l’arbitraire du décor qui de près ni de loin ne porte rien qui ressemble à Don Giovanni tel qu’on le lit dans le texte. Mais la main propre de Haneke n’est plus sur ses personnages, pour leur donner une évidence qui rayonne. Ils sont comme dans un costume désormais trop grand pour eux.

Artur Rucinski (Don Giovanni) et Alessio Arduini (Leporello)

Artur Rucinski (Don Giovanni) et Alessio Arduini (Leporello)
© http://fomalhaut.over-blog.org/

Voici donc une équipe toute neuve, et assez fringante, dans des tenues, des allures qui n’ont pas lojn de dix ans. Comme ce qui se veut moderne date vite ! Que le catalogue de Leporello s’inscrive sur son portable, c’est désormais la moindre des choses. Artur Ruciñski et Alessio Arduini sont également barytons, également clairs, pour Don Giovanni et Leporello, largement moindres de stature (et d’ascendant scénique) que n’étaient Mattei et Pisaroni, l’un comme l’autre également dépourvus de la qualité star, à part cela excellents, avec un soin du son qu’on remarque dans la Sérénade du premier, et une qualité de diction, un naturel et une fluidité absolus dans les récitatifs du second : mais ils flottent un peu là-dedans, et semblent n’y exister en quelque sorte qu’en copie.

Alexander Tsymbalyuk (Le Commandeur) / © / © http://fomalhaut.over-blog.org/

Alexander Tsymbalyuk (Le Commandeur)
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Excellent Commandeur d’Alexander Tsymbalyuk, dont on ne sait toujours pas d’où sort la voix. Splendide Masetto du très jeune Fernando Radó. Parfait Ottavio mâle et caressant quand il faut de Matthew Polenzani, qui pourrait essayer un piano plus soutenu à la reprise de Dalla sua pace, et des vocalises plus nettes dans Il mio tesoro. Splendide si bémol de Maria Bengtsson (Anna) à l’abbastanza de son récitatif de l’Oratoire, mais Or sai supporterait plus de muscle, et la cabalette de Non mi dir plus de brio. Très charmante et toute neuve Zerlina avec Nadine Sierra, assez naturelle et fraîche pour faire passer ses vilaines lunettes et son hideux costume (comme on aimerait rencontrer dans la rue Mme Annette Beaufaÿs, qui a voulu ces horreurs, portant l’une d’elles ! Les costumiers devraient expier).

Karine Deshayes (Elvira) / © http://fomalhaut.over-blog.org/

Karine Deshayes (Elvira) / © http://fomalhaut.over-blog.org/

 

Maria Bengtsson (Donna Anna) / © http://fomalhaut.over-blog.org/

Maria Bengtsson (Donna Anna)
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On a eu très différent avec Karine Deshayes. Par chance sa tenue à elle n’est pas hideuse, banale seulement, et elle s’en arrange. Et elle qui, sauf erreur, a su éviter d’être Zerlina dans cette même production  à l’origine, y revient en Elvire où littéralement elle éclate, une Deshayes toute neuve, celle que nous attendions. L’engagement dans le récitatif et dans le sens des mots, l’émotion communiquée, l’intégrité vibrante et douloureuse du personnage de scène, cette incarnation jusqu’au bout de soi-même dans son chant, cela est neuf, et formidable. La tessiture d’Elvire lui est confortable, elle n’a pas besoin de l’affreuse modulation dans In quali eccessi qu’il faut aménager à quelques mezzos pour qu’elles s’en tirent. Le souffle va au bout des longues phrases vocalisantes tout en gardant du timbre, celui-ci d’emblée sonne paradoxalement plus sourd dans le grave, plus nerveux et brillant dans l’aigu Le modelé au trio du Balcon est simplement splendide. Et bien entendu cette couleur de voix apporte au Trio des Masques l’élément de contraste qui en assure la magie. C’est une prise de rôle. Une chanteuse neuve en émerge, dont on peut désormais tout attendre, à dix lieues de Rosine du Barbier ? Et pourquoi pas la Rosine des Noces ?

Patrick Lange, qui a été un des derniers assistants d’Abbado, est très remarquable dans sa façon de tenir et relancer les ensembles, agiles et nerveux, et restant ensemble. Il semble presser un rien ce mouvement, et a bien raison. C’est peut être pour rétablir une sorte d’équité, et nous faire oublier les temps morts faussement dramaturgiques dont l’ombre de Haneke continue de plomber certains moments de la représentation. C’est lui désormais, la Statue du Commandeur. Et le public visite son grand machin genre Défense comme il va voir la Vénus de Milo.

 

Opéra Bastille, 13 septembre 2015

A propos de l'auteur

André Tubeuf

André Tubeuf

Né à Smyrne en 1930, André Tubeuf collabore aux magazines Le Point et Classica-Répertoire. Il est l´auteur de romans et de nombreux ouvrages sur la musique.

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