Pénélope pourrait n’être qu’un long fleuve tranquille. Fauré en a fait le tissu symphonique sublime, mais ne l’a pas inutilement accidenté. Les péripéties (remémorées), les événements (mentalement anticipés et plus qu’anticipés, attendus : le retour), tout y est intérieur. À peine si la médiocre petite troupe de prétendants accidente ce parcours, Monteverdi nous les a faits autrement intervenants, différenciés, et présents. Ici un pâtre, un vieux berger, même s’ils chantent (un peu), ne font que passer dans le paysage, guère plus actuels que le vieux chien qui vient lécher les pieds du passant que lui seul d’emblée reconnaît. Pugnace et ne mâchant pas ses mots, une Nourrice a davantage de caractère. Même Ulysse, en vérité, à peine s’il en a. Et même de traits. Ses aventures parlent pour lui. Ici à Ithaque déjà l’Odyssée fait légende, se joue. Tout ce qu’il a à dire à ceux dont il s’est fait reconnaître, c’est qu’il faut préserver le juste dénouement, la couronne, la lignée.
D’amour (leur amour) il n’y a rien à dire : c’est celle qui attend qui en a parlé, assez, et assez bien. Grande tisseuse (et détisseuse) qu’elle est, Pénélope est d’abord une exceptionnelle évocatrice. Ce qui vit si fortement en elle, ce présent qui fut le plus beau, comme elle sait nous le dire, nous le faire partager ! Jamais elle ne chante ni au passé, ni au futur. Pénélope n’est que présent. Son attente est tout sauf vide, passive. Elle est action — ici l’action même, son très puissant et suffisant moteur. La merveille de l’ouvrage de Fauré, c’est que la passion amoureuse y est ressentie et redite avec une telle douce acuité, une si pénétrante et parfois suffocante douceur que ce temps supposé être celui de l’Attente devient au contraire pour nous, qui partageons, vibrance pure. Nostalgie, désir ressenti et partagé du nécessaire et presque impossible Retour. Dans aucune œuvre lyrique, qu’on sache, la mélancolie ne met au présent avec autant de pénétrante évidence l’amour certes passé mais à jamais non défunt que le crépuscule devant la mer oblige à évoquer et revivre par bouffées quasi érotiques d’évidence suffoquée.
Tout ce qu’il faut à cette prodigieuse tapisserie en trois actes qu’on joue d’affilée (ils pourraient être durchkomponiert, seule une convention de théâtre fait qu’ils ne le sont pas), c’est un orchestre, et une interprète. Patrick Davin a pu obtenir du Symphonique de Mulhouse que celui-ci assure avec souplesse et éloquence la continuité de ce tissu doucement lumineux, ondoyant, moiré, et qui par poussées étincelle ; il n’a pu faire que les petites interventions solistes ponctuelles y aient la beauté et l’éloquence qu’y apporteraient les pupitres d’une formation plus somptueusement dotée.
Le moindre mal en l’occurrence est que Anna Caterina Antonacci ne dispose pour sa part aucunement des moyens des quelques très rares Pénélopes qui aient osé la scène et fait la légende. Elle n’est pas et ne sera jamais une Brünnhilde et une Kundry comme fut la créatrice (et commanditaire sinon inspiratrice) Lucienne Bréval ; ni une Isolde comme furent très diversement Germaine Lubin et Suzanne Balguerie, aux dimensions nullement les mêmes de l’Opéra et de l’Opéra Comique ; ni la Sieglinde ample et vibrante que fut inoubliablement Crespin. À force d’intensité dans l’énergie, cette énergie des frêles pour qui Gluck et Berlioz ont écrit ce qu’ils ont rêvé de plus beau, elle a été Cassandre et Alceste pour toute une génération qui voyait ressusciter l’épique, la tête épique qu’on croyait à jamais disparue. Elle, née dans Rossini et Mozart et Monteverdi, et que seule l’aspiration héroïque a appelée plus loin, à force d’âme, et presque plus haut et loin que le corps et la voix ne pourront suivre. Mais elle s’est forgé à elle-même et toute seule ce que les quatre autres ont trouvé en quelque sorte tout prêt dans leur phonation et leur langue maternelle ; un bien dire souverain qui, quoiqu’étudié et appris, sonne immédiat et essentiellement intuitif (c’est tout sauf une diction, attention, hé ? C’est un bien dire, et d’abord un dire : un génie, une appropriation des mots) ; mais frappant d’abord et s’imposant d’abord, elle sans particulière stature, une tenue et un port (qui sont tout sauf attitudes, poses) ; un ton ; et cette hauteur intuitive qui est la noblesse même. À moindre prix Gluck et Berlioz ne vivront pas. Dans sa simple robe noire elle habite le splendide (et techniquement prodigieux) dispositif aux rouages et emboîtages quasi leibniziens inventé par Pierre-André Weitz pour cette élégie du Temps Suspendu avec une autorité, une évidence et une légitimité suprêmes, les étagements créant (avec sa grâce de geste à elle) le mouvement là où Fauré, ou du moins son librettiste René Fauchois, ne l’a pas vraiment mis. La voix, noble, vibrante, les inflexions, intuitives, poétiques, justes, les mots, traités avec un tact exquis, tout prend ainsi sa place sans effort dans l’espace restreint de Strasbourg. Les fers d’une Bastille n’en feraient qu’une bouchée (mais des textures tissé main, cousu main de Fauré, aussi sans nul doute).
Une Pénélope quelle qu’elle soit ne peut faire autrement que ramener à elle le spectacle, l’assumer et l’assurer à elle seule. La nature du rôle, sa position de centre du monde (l’attente est dévoreuse, agissante, ramène tout à elle en un sens de plus : elle finit par faire revenir l’absent…), tout fait que telle qu’elle est et a à chanter, elle ne peut que suffire. Marc Laho en Ulysse apporte une vraie stature, son français exemplaire, la puissance de sympathie qui va avec son timbre, lequel s’est ambré et dramatisé sans cesser de sonner un peu juvénile pour le personnage qui se présente comme un vieillard. Il a des phrases, de vraies phrases lyriques. C’est ce sens, désormais si cruellement perdu, de la phrase française chantée, qui met l’Eumée de Jean-Philippe Lafont à pleine hauteur de Fauré, sitôt que son timbre se pose. La netteté d’Elodie Méchain installe d’emblée son Euryclée dans le format épique. Délicieuses suivantes, entre lesquelles ressort Kristina Bitenc en Mélantho. On laissera dans l’anonymat en revanche l’affreux ensemble de Prétendants, que Fauré n’a pas soignés, ni Olivier Py non plus, mais où il n’était pas indispensable d’ajouter la laideur vocale.
Si Olivier Py est l’autre héros de la soirée, c’est très conjointement et solidairement avec Pierre André Weitz dont la scénographie est en soi déjà une mise en scène, compréhensive, totale, saisissante. Ce n’est pas un petit ajout de la part de Py lui-même que ce jeune homme que Fauré et Fauchois ont choisi de faire absent, ce Pseudo-Télémaque dirons-nous, dont les mouvements pleins d’agilité et de simple grâce (sans m’as-tu-vu aucun) apportent du propos dramatique, du suspens, des enjeux (dynastiques), bref le meublant le plus opportun aux temps morts d’action où, pour le spectateur, jouent si peu de ressorts. De toute façon, c’est se mettre à la place d’Hercule, qui n’a pas voulu ici être deus ex machina, que d’apporter, mettre en évidence et la noblesse et l’âme, les faire accepter et aimer, où que ce soit au monde au jour d’aujourd’hui. Et désormais, hélas, presque encore plus sur une scène d’opéra.
Strasbourg, 23 octobre 2015
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