Le Château de Barbe-Bleue de Bartók et La Voix humaine de Poulenc

John Relyea (Barbe-Bleue) & Ekaterina Gubanova (Judith) & John Relyea (Barbe-Bleue). © Bernd Uhlig / Opéra National de Paris

John Relyea (Barbe-Bleue) & Ekaterina Gubanova (Judith) & John Relyea (Barbe-Bleue). © Bernd Uhlig / Opéra National de Paris

Etrange programme, et filage plus inattendu encore. Le Château de Barbe Bleue et La Voix humaine n’ont guère en commun que d’être en un acte. Bartók et Poulenc, leurs univers si particuliers, et si marqués, ont sans doute moins encore à se dire, à s’apporter l’un à l’autre. De toute façon, enchaîner l’un à l’autre sans entracte ni même changement de décor, c’est priver Bartók des applaudissements d’abord, mais surtout de la bonne minute de silence que mérite son chef-d’œuvre, avec sa fin qui se dissout dans le suspens de tout son, et le retour au silence sourd qui est en quelque sorte le sujet de l’ouvrage et le plus vrai ressort du rare type de tension qui lui est propre.

John Relyea (Barbe-Bleue) & Ekaterina Gubanova (Judith) / © Bernd Uhlig / Opéra National de Paris

John Relyea (Barbe-Bleue) & Ekaterina Gubanova (Judith) / © Bernd Uhlig / Opéra National de Paris

J’ajoute qu’on ne rend pas le meilleur service à la pièce de Cocteau/Poulenc en la faisant succéder à une œuvre aussi consistante, économe, dépouillée et ramassée, que son sujet (comme l’énonce expressément le Prologue) inscrit de plein droit au domaine du mythe, où il ne suffit pas d’un succès de saison ni d’une lubie de metteur en scène pour figurer aussi, au seul motif qu’on traite d’amour, de mort, de solitude et autres notions certes prenantes, mais parfaitement banales. C’est l’esprit même de Cocteau et ensuite Poulenc de traiter La Voix humaine en fait divers, un fait divers mondain (et non moins douloureux et poignant, pour autant) et, comme tel, anecdotique et rien de plus. À charge à l’esprit parisien, pointu, acide, amer, d’y apporter une dimension de plus. Le téléphone, on le sait, y est protagoniste, accessoire même (contre toute apparence) de l’incommunication, la dérobade, l’insincérité. Il faudrait être aussi malin que Cocteau et Poulenc réunis pour réussir quand on modifie les marges très étroites où se joue la plausibilité de La Voix humaine. En faire un monologue, aux façons il faut bien le dire hystériques (y a-t-il un docteur dans la salle ? a-t-on envie de demander), y mettre un revolver et pas de téléphone, y importer le Lui de cette Elle, visiblement assassiné et perdant son sang, figurant très lointain et indiscernable d’abord, mais finalement très intervenant (plus un gros chien noir – peut être le toutou que Marthe a oublié lors de sa prétendue visite ?), c’est vouloir l’élargir bien au-delà de ce que le fait divers supporte, en modifier les données, que certes Cocteau et Poulenc avaient pesées avec un tact et sans doute une ironie de grands mondains ; c’est énormément lui ôter, sans guère rien lui ajouter d’excitant.

John Relyea (Barbe-Bleue) / © Bernd Uhlig / Opéra National de Paris

John Relyea (Barbe-Bleue) / © Bernd Uhlig / Opéra National de Paris

Ajoutons que ce n’est pas non plus rendre service à l’excellente chanteuse et actrice qu’est Barbara Hannigan que de la faire chanter jetée au sol, la bouche dans le tapis, étouffant par là-même une voix élégante mais naturellement plutôt sourde (quoiqu’elle se projette quand il faut fort bien dans le cri : mais il ne faudrait pas le lui demander trop souvent), au français soigné mais souvent précautionneux, plus rond de voyelles qu’il n’est franc de consonnes, et qui n’a pas besoin que les positions physiques commandées par la mise en scène l’encouragent à ne pas se faire entendre. Elle compense cela par une performance physique, et même gymnastique, qui est de tout premier ordre, et mérite à elle seule ovation, mais dans le seul registre expressif de l’hystérie, une hystérie très artiste certes, mais plus expressionniste qu’expressive, qui ne doit plus grand chose à Cocteau/Poulenc. Du Lui assassiné on ne dira rien. Il ne suffisait pas qu’il fût inutile. On l’a fait en outre grimaçant et grotesque.

Comment on passe de "Barbe-Bleue" à droite à "La Voix Humaine" (Barbara Hannigan / Elle à g.) © Bernd Uhlig / Opéra National de Paris

Comment on passe de “Barbe-Bleue” à droite à “La Voix Humaine” : Barbara Hannigan (Elle) à gauche

C’est peu de dire qu’Esa-Pekka Salonen est moins intéressant dans Poulenc que dans Bartók. On se demande en vérité ce qui l’a porté vers une partition que, certes, de grands chefs (et Prêtre le premier) ont soutenue : mais pour elle-même, et pour l’événement (Paris, Denise Duval, Poulenc etc). Tandis qu’ici, s’enfilant à un Bartók qui la déborde et la dépasse de toutes parts et souligne avec cruauté son inconsistance d’âme, son amère frivolité ! On ne peut pas avoir développé dans une telle plénitude le tissu musical de Barbe Bleue, y avoir mis de si pures et en même temps glauques couleurs, procurer une telle plastique aux élans de l’orchestre, y jouer avec tant de bonheur d’un tel prodigieux ambitus sonore, du fracassant à l’impalpable (et qui hante), sans condamner d’avance à davantage de décousu et capricieux un tissu orchestral à brusqueries brèves, cassures et suspens, conçu (et, dans ses limites propres, assez génialement) pour aller avec le type très particulier de conversation à un seul locuteur qu’est, de façon très unique, La Voix humaine.

"La Voix Humaine" : Elle (Barbara Hannigan) & Lui (Claude Bardouil). © Bernd Uhlig / Opéra National de Paris

“La Voix Humaine” : Elle (Barbara Hannigan) & Lui (Claude Bardouil). © Bernd Uhlig / Opéra National de Paris

Ajoutons que dans Bartók Salonen dispose de deux protagonistes qui par la voix, le timbre, l’individualité, l’autorité, emplissent assez idéalement leur fonction, exprimant tout par leur seul chant (plus l’aisance corporelle), rendant du fait même superflus les accessoires que le texte suggère mais n’oblige pas à montrer, chambre de torture (tiens ! une baignoire), parterre de fleurs etc, plus un enfant (sans doute l’enfance même, l’enfance en soi), que l’admirable vidéo habituelle dans toute mise en scène de Krzysztof Warlikowski et signée Denis Guéguin comme toujours nous avait sans doute fait voir très suffisamment déjà. Où Salonen restitue la richesse souveraine d’une partition musicale dans son économie pourtant ascétique, la mise en scène multiplie le visible, d’ailleurs fort beau esthétiquement : mais faisant poids mort au regard de la musique. Des clins d’œil aussi : le petit écran nous renvoyant le faciès de la Bête, pour bien montrer que Cocteau est déjà là (il est dommage que quand cette Bête parle, on lui fasse l’accent Barbe-Bleue au lieu du timbre si particulier de Jean Marais, qui lui colle à la peau, au pelage plutôt, idéalement). Le spectacle débute d’ailleurs par un clin d’œil bien plus voyant encore. Celui qui sera Barbe-Bleue hypnotise et soulève du sol celle qui sera Elle, puis tire de son chapeau un lapin etc : tyran, maître de château, magicien, c’est tout un etc. Bof. On sait que Warlikowski aime ajouter un prologue de son cru à toute œuvre qu’il traite. Si du moins ça le dispensait de trop la modifier ensuite. Mais c’est installé, et comme c’est applaudi (pas une seule huée à une première parisienne ! c’est trop beau pour paraître vrai), il n’y a pas de raison que ça ne continue pas. Les héritiers de Bartók n’ont pas à se plaindre d’ailleurs, le chef-d’œuvre est respecté, pris à la lettre, offert dans sa somptueuse plénitude, avec deux interprètes idéaux de silhouette comme de voix, John Relyea et Ekaterina Gubanova (quel métal !). Il suffit à rendre une soirée réussie. Il serait seul, il la ferait mémorable.

Barbara Hannigan (Elle). © Bernd Uhlig / Opéra National de Paris

Barbara Hannigan (Elle). © Bernd Uhlig / Opéra National de Paris

Opéra Garnier, le 23 novembre 2015

A propos de l'auteur

André Tubeuf

André Tubeuf

Né à Smyrne en 1930, André Tubeuf collabore aux magazines Le Point et Classica-Répertoire. Il est l´auteur de romans et de nombreux ouvrages sur la musique.

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