Werther de Massenet à l’Opéra-Bastille

Piotr Beczala (Werther) & Elīna Garanča (Charlotte) / © Emilie Brouchon (Opéra National de Paris)

Deux soirées de suite, qui nous font retrouver l’opéra comme un genre civilisé, deux spectacles bien élevés ! C’est presque trop de bonheur. Nul doute qu’assez prochainement quelque metteur en scène pervers ne nous le fasse payer au prix de la mode, c’est-à-dire cher. On a dit le bien qu’on pensait de Noces à Versailles, venues de Drottningholm et mises en scène par Ivan Alexandre où, divine surprise, on voit Da Ponte en même temps qu’on entend Mozart.

Piotr Beczala (Werther) & Elīna Garanča (Charlotte) / © Emilie Brouchon (Opéra National de Paris)

Piotr Beczala (Werther) & Elīna Garanča (Charlotte) / © Emilie Brouchon (Opéra National de Paris)

La surprise n’en est pas vraiment une avec Werther, dont voici la deuxième reprise après son assez magique création il y a six ans, avec un Jonas Kaufmann faisant sensation dans le rôle titre. D’emblée la mise en scène de Benoît Jacquot s’imposait comme celle d’un homme de tact et de goût, laissant opérer l’allusion, la demi-teinte, le demi-mot qui font ici l’essentiel du charme lyrique singulier qui n’est qu’à Massenet. Werther a eu de la chance à Bastille, Sophie Koch offrant d’abord son portrait de Charlotte douloureux et discret, et Roberto Alagna prenant la suite de Kaufmann avec des qualités tout autres, mais tout aussi gagnantes.

Piotr Beczala (Werther), Stéphane Degout (Albert) / © Emilie Brouchon (Opéra National de Paris)

Piotr Beczala (Werther), Stéphane Degout (Albert) / © Emilie Brouchon (Opéra National de Paris)

On pouvait craindre beaucoup pour cette reprise. La qualité du son orchestral, son moelleux et ses diaprures, sa morbidezza aussi, sont un élément essentiel chez Massenet, et ici plus que n’importe où ailleurs : et Michel Plasson s’y entend mieux que quiconque. C’était une chance de pouvoir le récupérer après la défection d’Alain Lombard, qui décommande hélas pour raisons de santé tout ce qu’on espère qu’il entreprendra encore. Las ! Déjà en répétitions, Plasson a glissé sur un sol gras et s’est cassé le fémur. Où et comment lui trouver un remplaçant ? Il était sur place, s’apprêtant à reprendre, à Bastille même, la récente nouvelle production du Barbier. Nos jeunes et fringants chefs sont hommes à tout faire, certes, mais on attendait peu d’un Signor Sagripanti étiqueté rossinien qu’il se débrouille d’un tissu symphonique aussi spécifique que celui de Werther. Athlétique, souple et précis, et destiné à plaire, Giacomo Sagripanti a très vite appris sa leçon, très aidé, il est vrai, par le fait qu’un orchestre exemplaire, qui l’a apprise avec les meilleurs, la lui dictait à son tour. Sur scène comme dans la fosse, il est réconfortant de voir que les richesses peuvent s’investir, et n’être pas gaspillées en coups ; et qu’une reprise peut valoir une première, du moment que celle-ci a été conçue pour durer, demeurer, rester fraiche comme l’œil, et même faire exemple. Mission accomplie.

Piotr Beczala (Werther), Elena Tsallagova (Sophie), Stéphane Degout (Albert) / © Emilie Brouchon (Opéra National de Paris)

Piotr Beczala (Werther), Elena Tsallagova (Sophie), Stéphane Degout (Albert) / © Emilie Brouchon (Opéra National de Paris)

Il faut dire que le renouvellement du cast en l’occurrence est exemplaire. On n’a pas touché, Dieu merci, à l’Albert de Stéphane Degout, incomparable de netteté, de sobriété, de maîtrise ; grand chanteur qui fait éclater de toutes parts les coutures de l’emploi plus modeste auquel il se confine ici. On avoue aimer moins la Sophie de celle qui fut sa Mélisande tant de fois, Elena Tsallagova, qui semble précisément avoir gardé un peu de l’empois, des raideurs de cette incarnation (merveilleuse) un peu figée par Robert Wilson. Mais ce n’est là qu’une nuance. Les Alsaciens (Rodolphe Briand et Lionel Lhote), le Bailli (Paul Gay) nous font un parfait ensemble de comprimarii mais c’est évidemment sur le couple Werther/Charlotte que se concentraient attentes et même (on est à l’Opéra, que diable !!) fantasmes. Disons-le tout de suite, Elīna Garanča est la moins fantasmatique des créatures d’opéra possibles, charnelle et positive, sobre, douée depuis toujours d’une voix du Bon Dieu qu’on a entendue étinceler en Cenerentola et flasher (mais pieds sur terre, toujours) en Carmen. Sa Charlotte n’aura jamais l’aura proprement française qui est si peu payante, et si peu passe-partout, mais qui fait les Charlottes vraiment mémorables. Il n’est d’ailleurs pas convenable qu’au stade de carrière où elle se trouve, qui est le top même, son français, entièrement acceptable mais passe-partout, ne soit pas plus poétiquement parfait. Mais comment résister à cette grande belle saine voix, si riche d’étoffe, et qui s’épanouit si librement en scène ? Ovation il y eut, et méritée. Pourtant celle qui allait à Piotr Beczala est d’autre sens. Elle ne va pas à la splendeur de la voix seulement, quoique le timbre en soit par lui-même superbe, et la ligne, le modelé du cantabile, les ressources d’aigu suffisent à un triomphe passe-partout, comme la mondialisation en somme les réclame. Il y a plus dans son Werther, très au-dessus du Faust d’ailleurs excellent qu’il nous a récemment donné. Il y a une qualité de sensibilité, une façon d’éclairer les mots de l’intérieur (et ils sont beaux, et ils comptent dans Werther), une façon de refléter le son de l’orchestre et de s’y marier dans son propre chant, qui sont tout à fait exceptionnels. Ces allègements de la substance sonore, qui ne la font que plus pénétrante ; cette intériorisation d’âme ; cette mélancolie noble : quelle qualité mondiale, et pourtant purement (par le style) française !

Elīna Garanča (Charlotte), Paul Gay (Le Bailli), Piotr Beczala (Werther) / © Emilie Brouchon (Opéra National de Paris)

Elīna Garanča (Charlotte), Paul Gay (Le Bailli), Piotr Beczala (Werther) / © Emilie Brouchon (Opéra National de Paris)

Opéra-Bastille, le 20 janvier 2016

A propos de l'auteur

André Tubeuf

André Tubeuf

Né à Smyrne en 1930, André Tubeuf collabore aux magazines Le Point et Classica-Répertoire. Il est l´auteur de romans et de nombreux ouvrages sur la musique.

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